Jamais la mort d’un homme politique n’aura suscité un tel partage d’images. Incarné au cinéma, à la télévision, sur des T-shirt et parodié à l’infini, le Jacques Chirac humain aura été petit à petit remplacé par les images d’un Jacques Chirac fantasmé.
C’est une des critiques les plus connues qu’on ait adressées ces dernières décennies au paysage audiovisuel français. Un anathème quasi folklorique, ressassé depuis vingt ans par un spectre de haters allant des mauvais chargés de cours de communication politique aux piliers de comptoir vaguement instruits : “les Guignols de l’info ont contribué à l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République en 1995”. En brossant de lui une image de gaulois, gaffeur (“je suis con…”), gourmand (“mangez des pommes”), opposée à la raideur aristo d’un Balladur et à l’austérité d’un Jospin, le show satirique s’est mué plus ou moins malgré lui en levier de propagande du futur président (Benoît Delépine, co-auteur de l’émission, assumera plus tard ce parti pris). L’homme des emplois fictifs de la mairie de Paris, des répressions policières de 1995, du “bruit” et de “l’odeur” n’a jamais perdu cette drôle d’armure : un capital sympathie inentamable.
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Jacques Chirac est mort hier, et il est frappant de constater combien le point qui divise le plus à son sujet, qui a suscité le plus de tensions ces dernières heures, ne concerne pas son action, son “bilan”, mais bien son image. Vice, pas plus de deux heures après l’avis de décès, anticipe l’enfer imminent du “premier deuil politique ironique” de France. Dans le viseur : un culte étrange de l’ancien président, apparu au moment où lui-même s’éclipsait de la vie publique, qui n’a pas attendu son décès pour susciter le débat, et a consisté à en faire une icône vintage – symbole d’un cool français mêlant élégance et irrévérence, beaux costards et tourniquets de métro enjambés. Ses emblèmes : un tumblr (fuckyeahjacqueschirac.tumblr.com), une farandole de pages Facebook, et même une ligne de t-shirts (aujourd’hui prise d’assaut, on pouvait s’y attendre).
Jacques Chirac au cinéma
Cette image est-elle innocente ? Révèle-t-elle une crédulité française, un penchant idolâtre un peu bas du front ? Pire : est-elle le fruit d’une manipulation volontaire de l’opinion ? On peut trouver des éléments de réponse en se repassant, dans l’ordre, le film de cette “image Chirac”.
C’est à l’aube des années 80, autour de sa première candidature à la présidentielle, que s’invite pour la première fois ce visage sur des écrans de cinéma : Reporters, du documentariste Raymond Depardon (qui a déjà filmé, bien qu’il n’ait pas encore pu la diffuser, la campagne 74 du candidat Giscard), suit sur une année les photojournalistes de l’agence Gamma et attrape, entre autres, la tournée de ce dadais infatigable et plein d’entrain, servant du “ça m’a l’air rudement bon !” à un défilé invraisemblable de charcutiers parisiens.
C’est la répétition d’un numéro appelé à devenir le clou du spectacle Chirac, et dont la télévision ne se lassera pour ainsi dire jamais : le bain de foule politicien virant au gueuleton inopiné, qui connaîtra bien sûr ses heures de gloire entre les stands du Salon de l’Agriculture. Cette image d’épicurien invétéré, qui ne laisse jamais sa fonction se mettre en travers d’un plateau de cochonnaille, fait évidemment les choux gras d’un homme qui a toujours voulu paraître plus roturier qu’il ne l’était (rappelons qu’il a quand même traduit Pouchkine quelques décennies plus tôt).
Les Guignols
Elle est dix ans plus tard le trait élémentaire d’un alter ego qui deviendra autant sinon plus populaire que son modèle : la marionnette Chirac aux Guignols de l’info. Introduite en 90 en costume de maire parisien, elle devient très vite une mascotte du show, side kick régulier de PPD au langage grossier et aux manières relâchées. Si l’émission raillera volontiers ses velléités présidentielles (“putain, deux ans”), elle n’en fera pas moins le candidat le plus avenant.
Sous sa présidence, Chirac est presque en retrait de sa propre marionnette, et plus généralement de sa caricature : il devient une chair à parodies, probablement l’homme le plus imité de France. Laurent Gerra, Gérald Dahan en feront un métier ; Yves Lecoq, son doubleur aux Guignols, ne sera pas avare de prestations guest (comme dans une improbable scène de Taxi 2) ; Karl Zéro confiera carrément à un imitateur la voix off intégrale de son faux docu Dans la peau de Jacques Chirac en 2006.
https://m.youtube.com/watch?v=yj2PVu8osLc
Imiter Chirac devient un sport national et c’est aussi à ce moment que les fictions adaptées de sa vie s’embouteillent : entre La Conquête (2010) et un florilège de téléfilms, il est interprété en une poignée d’années par Arnaud Ducret, Thierry Lhermitte, Michel Ruhl et surtout Bernard Le Coq, qui met à profit son indéniable ressemblance à deux reprises (La Conquête et La Dernière Campagne). Tous dans le même exercice : un numéro de cirque résumable en deux tics (la voix grave et le menton en retrait).
Trois Chirac pour le prix d’un
Deux autres Chirac cohabitent à sa place : l’ancien dandy élancé, dont les photographies commencent à faire l’objet d’un petit culte ; et la marionnette des Guignols, qui survit même quelque temps à la retraite politique et médiatique du Président. Il est intéressant de constater que la popularité récente et plus ou moins ironique superpose ces deux versions : on célèbre un Chirac reconstitué, dont le tempérament est celui du président égrillard, vieux singe vénérable ricanant au-dessus des jeunes aux dents longues (Sarkozy, évidemment), mais dont l’apparence est celle du quadra élégant, maire ou Premier ministre – soit un homme dont les dents n’étaient alors pas bien plus courtes.
La disparition Chirac
Le Chirac réel n’existe plus, dans tout ça : plus une apparition, une rumeur d’Alzheimer, quelques étrilleries gentilles de temps à autre, en vieux gâteux inoffensif (une séquence célèbre du Petit Journal le coince en train de draguer sa jeune voisine pendant un discours de Bernadette). C’est lui qui est mort hier, tandis que les images demeurent : on n’a peut-être jamais vu le décès d’un homme politique susciter autant d’articles en diaporama, à égale part avec les textes.
On a tous en nous quelque chose de Chirac
Il serait au fond un peu hypocrite de penser que deux France se répartissent de part en part de l’image Chirac : une acquise à sa bonhomie gauloise, réelle ou non ; et une insensible à ce mythe, ne pardonnant pas l’héritage politique, et encore moins la tentative de le camoufler. Plus certainement, chacune et chacun a aujourd’hui un peu des deux en soi, entre l’hypnose et la lucidité. Naviguant depuis 24 heures entre diaporamas du Chirac swag et rappels aux faits moins avantageux, l’internaute français pourrait volontiers reprendre à son compte le slogan du dernier symbole national en date à être passé de vie à trépas, Johnny : “on a tous en nous quelque chose de Chirac”.
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