Sur une trame proche du Garçu de Pialat, Philippe Garrel sculpte inlassablement le matériau de sa vie pour y saisir de lumineux moments de vérité.
Philippe Garrel continue. Il ne renonce à rien. Il reste persuadé que le cinéma peut comme les romans, comme les poèmes rendre palpables, donner à sentir les sensations les plus furtives, les plus difficiles à partager. Avec obstination, ses films traquent les imperceptibles variations de la lumière, la lente sortie du sommeil, les mystérieuses correspondances entre le rêve et la réalité, tous les moments de creux qui jalonnent une journée ou une vie, pendant lesquels naît le désir. Quand presque tous les autres cinéastes se contentent de répéter à l’infini les mêmes formules, lui ne s’intéresse qu’aux territoires encore inexplorés. Comme il est honnête, trop au goût de certains, il ne parle que de ce qu’il connaît intimement et fait de sa vie son unique et inépuisable matériau : ses parents, ses femmes, ses enfants, sa mémoire et ses oublis. D’un film l’autre, il se montre en train d’apprendre le métier de vivre. Il sait que le cinéma ne sert finalement qu’à ça : à apprendre à vivre, à savoir faire un lit (comme celui de Léaud dans La Maman et la putain), à découvrir comment embrasser une fille. Pour entrer dans le cinéma de Garrel, il n’y a donc rien à savoir, pas de codes narratifs ni de références cinéphiliques il suffit d’être disponible. A l’inverse de la légende noire forgée par ceux qui ont peur de le suivre dans sa quête intimiste, ses films, et tout particulièrement ce Cœur fantôme, ne sont jamais hermétiques. Au contraire, c’est un cinéma de la (re)connaissance dans lequel tout le monde se retrouve, tant l’universel ne part jamais que du particulier.
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Comme dans J’entends plus la guitare ou La Naissance de l’amour, il y a une femme que l’on quitte et une autre que l’on rencontre. Et puis des enfants qu’il faut abandonner, avec toute la culpabilité que cela entraîne. Interrogés sur leurs propres blessures, les parents inquiètent autant qu’ils rassurent. Entre les générations, entre un père et son fils, les mêmes erreurs, les mêmes tourments reviendront toujours. Cette trame rappelle tellement celle du Garçu de Pialat que Le Cœur fantôme peut se lire comme la réponse d’un grand cinéaste à un autre. Les deux films appartiennent bien à la même famille, celle du journal intime, de l’autobiographie. Mais, contrairement à Pialat, Garrel n’est pas un réaliste. C’est un sensitif, un rêveur, au sens le plus noble du mot. Il ne cherche pas à rendre le réel mais à montrer comment il est perçu. Il a l’ambition d’imprimer sur la pellicule tout ce qu’il ressent, et ainsi de révéler le monde.
Ici, le personnage principal oscille sans cesse entre ses rêves qui sont à la fois des bouffées de son passé et des approches prémonitoires du futur et le retour vaporeux vers la vie. Par exemple, il rêve d’un voyage en train avec une femme aimée autrefois, avant de se réveiller avec un exemplaire de Libération qui relate une catastrophe ferroviaire. La différence est mince. D’où son côté perpétuellement décalé, comme à côté des choses, que rend si bien l’allure keatonienne du génial Luis Rego. L’humour constant du personnage évite toute complaisance, son ironie affectueuse dissipe tout dolorisme. Avec lui, Garrel trouve toujours la bonne distance. A son nouvel amour, qui ne cesse de lui demander des comptes sur son passé, qui le soumet inlassablement à la question, il n’oppose qu’un solide bon sens. Pas de pathos, pas de cris, juste la certitude têtue que le bonheur est encore possible malgré les fantômes. Pour prouver qu’il l’aime, il se propose d’aller lui ramasser des algues. C’est sa manière, humble et drôle, de lui décrocher la lune.
« On raconte pour guérir », écrivait Daney à propos d’un autre film de Garrel, L’Enfant secret. Garrel n’est pas guéri puisqu’il raconte encore. Simplement, il semble apaisé. Il n’y a pas de remède à la souffrance, pas d’onguent à appliquer sur la cicatrice intérieure. Juste un film qui aide à vivre.
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