Qu’est-ce qui rend un film des frères Coen si reconnaissable ? Au point qu’en 2014 une série a même vu le jour (Fargo, du nom d’un de leur film), imitant leur style en usant de motifs cinématographiques « coenesques« .
La ressortie en salle de leur film le plus cartoonesque, Arizona Junior (1986), avec Nicolas Cage et Holly Hunter, nous donne l’occasion de revenir sur leur filmographie. Tour d’horizon de sept motifs récurrents qui traversent l’œuvre des frères Coen.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
1) Des caricatures en pagaille
On pourrait dire que tous les personnages des films des frères Coen sont des caricatures. Et, en cela, il ne faut pas entendre une critique négative, bien au contraire. Ils font partie des rares héritiers du cinéma burlesque, s’inscrivant en ligne directe avec le cinéma hollywoodien des années 1920 et 1930. Leurs personnages sont grotesques et leurs intrigues toutes plus ou moins des farces. Les acteurs chez les frères Coen ont toujours l’air de s’éclater, que ce soit Brad Pitt employé pour faire l’idiot de service dans Burn After Reading, Steve Buscemi aussi drôle que terrifiant dans presque tous leurs films, ou John Goodman, un autre de leur acteur fétiche, dont on retient particulièrement le rôle de vétéran colérique dans The Big Lebowski.
La caricature va parfois très loin, comme dans Arizona Junior où le méchant apparaît en ombre chinoise dans un nuage de feu et les gentils survivent à toutes les chutes et accidents possibles, exactement comme de véritables personnages de cartoon. Tout aussi extrême, dans No Country for Old Men, Javier Bardem n’interprète pas seulement un tueur, mais il incarne la figure du Mal absolu. Les clowns, les clichés et les personnages symboliques sont légion dans le cinéma de Joel et Ethan Coen.
>> A lire aussi : L’art du pastiche chez les frères Coen
2) Des références permanentes au cinéma
Leurs personnages, caricaturaux, sont également bourrés de références cinématographiques. Le personnage de George Clooney dans O’Brother (2000) porte exactement les mêmes vêtements que Henry Fonda dans le grand classique Les Raisins de la colère (John Ford, 1940) qui décrit de manière réaliste la misère aux Etats-Unis au temps de la Grande Dépression. Les cinéastes ont un tel goût pour le méta que même le titre – O’Brother – est le nom d’un film dans un film. Eh oui ! En version originale, c’est O Brother, Where Art Thou ? du nom du film que le personnage de réalisateur dans Les Voyages de Sullivan (1941) souhaite écrire.
Dans ce long-métrage de Preston Sturges, Sullivan, un réalisateur d’Hollywood ne veut plus faire de comédies mais enfin réaliser une œuvre sur les “vraies gens”, une œuvre réaliste sur la vie dure de l’Américain ordinaire souffrant de la crise économique. Pour prouver à son producteur qu’il en est capable, il décide alors de partir en aventure, au gré des hasards et sans un sou en poche, à la rencontre du “peuple”. Mais à la fin de son périple, se rendant à une projection en rase campagne, il se rend compte à quel point la comédie la plus irréaliste, burlesque et bêtement drôle est nécessaire. Il revient donc à son amour des films populaires, genre qui, selon lui, est finalement davantage politique que le réalisme social. Ainsi, dans O’Brother, les frères Coen usent de références pointues pour exprimer leur propre pensée du cinéma : comme le Sullivan de Sturges, ils réalisent des œuvres comiques pour affronter un monde invivable.
>> A lire aussi : Ford, les années 30
3) La description d’une société (américaine) ridicule
Le Grand saut (1994) est une parodie des films hollywoodiens sur l’American dream, qui commence par un suicide. Tim Robbins joue un héros excessivement naïf, à la James Stewart dans Mr. Smith au Sénat (Frank Capra, 1939), tandis que Jennifer Jason Leigh incarne une sorte d’avatar de La Dame du vendredi (Howard Hawks, 1940). Au-delà de la référence à la screwball comedy et au mythe américain démocratique des films de Capra, il s’agit avant tout de tacler une société cynique, hypocrite, obsédée par le profit et les apparences.
Après avoir vu tous les films des frères Coen, il n’y a plus de doute : ils adorent détester « the American way of life ». On rit beaucoup aux dépens de leurs personnages, qu’ils soient beaufs comme dans Fargo et Arizona Junior, ou bien précieux et littéraires comme Tom Hanks dans Ladykillers, ou encore issus de l’élite la plus riche comme Paul Newman dans Le Grand Saut. Tout le monde en prend pour son grade. Tous sont plus ou moins ridicules.
>> A lire aussi : Pourquoi Franck Capra était le king de la comédie US – et n’aurait pas aimé l’Amérique de Trump
4) De la violence et des scènes dégoûtantes
Et systématiquement, ce ridicule dégénère au point de devenir choquant, dégoûtant, voire insoutenable. Dès leur premier film, Blood Simple, les Coen font de la violence une de leur marque de fabrique. De Fargo, on se souvient bien des scènes gores et grotesques, et de l’image du sang sur fond de neige. Mais avant d’atteindre le climax final, la mise en scène nous installe lentement dans un dégoût latent. La question du repas est importante pour Marge (Frances McDormand) et Norm (John Carroll Lynch), ce couple de Minneapolis à l’accent local si comiquement lent, aux gestes mous et aux corps patauds.
On les voit, jour après jour, déjeuner dans un buffet self-service, ayant pour choix des plats tous moins ragoûtants les uns que les autres, sur fond de musique d’ascenseur. Ou bien mastiquer silencieusement un hamburger dans une voiture. Et le montage insère subrepticement un gros plan de vers de terre grouillants à la suite de plusieurs plans sur la junk-food qu’ils avalent : sans transition, du repas à la pêche ! Ces images dégoûtantes et le vide de ces scènes répétitives et silencieuses produisent un effet de malaise durable tout au long du récit. Entre la violence la plus extrême d’un côté et ces vies si peu reluisantes de l’autre… l’espoir n’a pas sa place dans Fargo. Pourtant l’héroïne (Marge) est enceinte, donc censée porter en elle tout l’espoir du monde.
Mais cette représentation sordide du quotidien de l’Américain moyen est moins là pour déprimer, que pour créer un décalage avec l’explosion de violence à venir. Car oui, c’est bien de là, de ce calme plat et de ces mornes habitudes que proviennent les conduites les plus violentes. Parce que, ce qui est vraiment gore dans le fond, c’est bien ce mode de vie tranquillement cauchemardesque, cette société filmée comme une prison sans murs.
>> A lire aussi : Quel est le secret de l’humour noir des frères Coen ?
5) Le hasard comme principe scénaristique
Dans les œuvres des frères Coen, une suite de hasards mène souvent au pire. Leur humour noir tient, en effet, à une certaine ironie du sort. La policière Marge, dans Fargo, n’est pas vraiment une enquêtrice hors pair, elle a plutôt eu du bol pour résoudre son affaire. De même, par une malchance incroyable, Wheezy Joe, le tueur d’Intolérable Cruauté confond son pistolet et son spray contre l’asthme…
Leur film culte, The Big Lebowski, est une étonnante parodie de film noir construit sur une suite de rencontres et d’évènements improbables. Le fameux antihéros, « The Dude », est par son flegme et sa nonchalance le plus sympathique de leur galerie de personnages. Non seulement sa vie entière est régie par les aléas de la drogue, de son inconscience et sa flemmardise, mais le pauvre est un jour embarqué dans une histoire de kidnapping parce qu’il a été pris pour un autre. En gros, la malchance lui tombe dessus, et son laisser-aller fait de lui le pion d’un récit qui le dépasse largement.
Dans A Serious Man, la figure du fils – en opposition au personnage principal, son père – est aussi un fumeur de joints, amateur de trips et de musique psychédélique. Il ne cherche pas, lui non plus, à avoir une quelconque maîtrise d’un réel de toute façon chaotique. En effet, les intrigues faussement complexes, et parfois sans queue ni tête, des récits coenesques ne soulignent qu’une seule et même idée : toute velléité de contrôle, d’anticipation et de planification est vaine, et ridicule. Car l’homme est tout petit et seul règne le hasard. Cette différence d’ordre de grandeur produit un effet de décalage burlesque. Finalement, la ridicule condition humaine (l’homme croyant maîtriser le réel par son intelligence) est une source tragicomique inépuisable.
>> A lire aussi : Playlist : l’univers des frères Coen en 16 titres
6) Une fatalité cruelle…
Pourtant ce hasard prend systématiquement la forme d’un acharnement du sort contre certains personnages, et de destins bienheureux pour les plus sympathiques. En effet, il y a des gagnants et des perdants dans l’univers des Coen et ce sont les « loosers » officiels, c’est-à-dire ceux considérés comme tel par les normes sociales, qui remportent la mise.
Le Dude ou la policière de Fargo sont des antihéros, qui suivent leur instinct et acceptent de se soumettre aux aléas du hasard. Le musicien d’Inside Llewyn Davis est un looser cruellement devancé par Bob Dylan, et contrairement à ce que voudrait faire croire la loi du mérite américaine (on peut si on veut), il n’y a rien à faire face à ce type d’injustice aléatoire… Ils respectent en quelque sorte la règle du jeu de l’univers, ce jeu de dés sur lequel ils n’ont aucune prise. Au contraire, ceux qui résistent, qui veulent prendre en main leur destin, se trouvent systématiquement confrontés à une terrible ironie du sort.
La citation du rabbin Rachi en exergue du chef-d’œuvre des Coen, A Serious Man, nous résume explicitement la philosophie des cinéastes : « Reçois avec simplicité tout ce qui t’arrive. » Que ce soit la maladie ou un ouragan, l’apocalypse approche dangereusement vers le personnage principal, Larry Gopnik (meilleur rôle de Michael Stuhlbarg). En tant que professeur de mathématiques, quoi de plus angoissant que de perdre le contrôle et faire face à l’illogique ? Il bute contre ce que lui-même théorise lors d’un de ses cours, le principe d’incertitude. Malgré tout son travail, toute son intelligence rationnelle, il se trouve impuissant face au chaos d’un monde inconnaissable dans son entier.
L’image la plus nette de cette fatalité implacable est le personnage du tueur dans No Country for Old Men. Javier Bardem incarne cette force du mal qui sème la mort sur son passage, qui continue son chemin sans que l’on ne puisse l’arrêter. Face à lui, le vieux (old) shérif Tommy Lee Jones est impuissant. Dans ce néowestern, le Bien ne sert à rien contre le Mal, tout comme la logique est démunie face à l’absence de logique.
>> A lire aussi : Luca Guadagnino et les frères Coen préparent un remake de “Scarface”
7)… car Dieu est mort (ou se fiche de nous)
Nos personnages coenesques préférés, Larry Gopnik l’homme sérieux (A Serious Man) et Barton Fink, le dramaturge du film du même nom, sont deux êtres désemparés face à la cruauté de la vie. Que ce soit une crise spirituelle ou un manque d’inspiration, ils se confrontent à un brusque vide. Ils ne sont plus en possession des moyens qui leur permettaient de saisir la réalité, de la comprendre et d’en maîtriser les tenants et les aboutissants. Soudain, il n’y a plus de lien causal, plus de logique pour expliquer les évènements dont ils deviennent de véritables victimes. Contraints de subir passivement les choses, ils perdent pied. Un meurtre brutal et sans raison. Une suite d’évènements bizarres, incompréhensibles, menaçants. Les hommes d’autorité perdent leur valeur et il n’y a plus un seul repère, plus un seul refuge nulle part. Ni la religion, ni la science, ni la culture ne sont plus d’aucune aide pour ces malheureux. Ils errent dans un chaos total.
Le cinéma des Coen est essentiellement métaphysique et agnostique. Le héros ne s’en sort que s’il admet son impuissance et l’inaccessibilité de la connaissance des causes. Il doit accepter de ne rien savoir avec certitude, de garder la boîte de Pandore intacte et ne pas céder à la tentation de l’ouvrir puisqu’il n’y a pas de réponse. D’être, simplement, cool.
>> A lire aussi : On en sait plus sur le prochain film de Joel Coen
{"type":"Banniere-Basse"}