La cinéphilie ressemble parfois au dandysme rock : un courant esthétique est défendu parce qu’il échappe aux récupérations de la culture et de l’industrie. Illustration avec Christophe Gans et sa bande qui fondent HK Orient extrême cinéma, revue consacrée au cinéma d’arts martiaux, et HK Vidéo, collection regroupant les maîtres du genre.
Au début des années 70, un nouveau genre se mit à remplacer le western spaghetti en bout de course dans les salles de quartier. Annoncés par quelques uvres qui portées par un fugace effet de curiosité eurent accès à la version originale et aux salles d’exclusivité (Les Griffes de jade, La Main de fer, La Rage du tigre), les films de sabre ou d’arts martiaux chinois inondèrent les circuits d’exploitation parallèles. Productions de Hong-Kong, de Taiwan, parfois de Chine populaire, sous-produits philippins, indonésiens ou films de sabre japonais noyés dans la masse, une quantité innombrable d’objets « sans qualité » allait échapper à l’intérêt des critiques bien-pensants, se heurter à leur mépris ou, pire encore, provoquer un amusement condescendant. Certains adoptèrent alors l’attitude cinéphilique classique qui consiste à s’attacher à un objet jugé infâme, à en faire un inventaire précis et systématique dans le but de trouver la perle rare et l’auteur méconnu. Le cinéma de kung-fu a été avec le cinéma porno, qui a intensifié un tel défi le dernier lieu où une certaine forme de dandysme cinéphilique aura trouvé un objet échappant à la fois à la culture et à la stratégie industrielle des major companies occidentales. Par un curieux effet à retardement, l’intérêt qui se manifeste aujourd’hui pour les productions de genre asiatique rend enfin hommage à l’invention et au travail souterrain de nouvelles figures cinématographiques. Justifiée par une influence avouée sur certains cinéastes contemporains (Tarantino, Scorsese) et par le pillage de toute une rhétorique de la violence dans les films américains d’action, la découverte décalée de cinéastes comme John Woo (et même, plus lointainement, Chang Che ou Liu Shia-liang) vient opportunément remettre les pendules à l’heure. En 1984, les Cahiers du cinéma avaient, avec un hors série Spécial Hong-Kong, entamé la voie d’une réhabilitation intellectuelle, alors que de leur côté des amateurs comme les frères Armanet tentaient de faire découvrir le cinéma d’arts martiaux. Par ailleurs, toute une cinéphilie venue des fanzines (ces petites revues entièrement dévouées aux sous-genres du cinéma), attachée à ennoblir toute une part « basse » et populaire du cinéma voit ses efforts consacrés par une telle reconnaissance.
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Menée par Christophe Gans, ancien de la revue Starfix et auteur du film Crying freeman, artefact citationnel réussi, une petite équipe d’aficionados dont certains sont installés à Hong-Kong même vient de fonder HK Orient extrême cinéma, une revue entièrement consacrée au cinéma asiatique. Un papier grand format, luxueux, des reproductions photographiques soignées, une maquette élaborée (un peu trop), HK Orient extrême cinéma annonce comme objectif de « rendre enfin leur place aux grands cinéastes d’Asie et sa légitimité à un cinéma trop souvent considéré comme mineur, quand il n’est pas carrément ignoré ». Un tel programme illustre, une fois de plus, un paradoxe éternel qui veut que ceux qui apprécient un cinéma parce qu’il n’est pas consacré par la culture ne peuvent pas supporter qu’il ne soit pas reconnu par celle-ci. On trouvera donc dans HK Orient extrême cinéma, dont les numéros 0 et 1 viennent de paraître, une appréciable quantité de renseignements sur l’actualité du cinéma asiatique, principalement de Hong-Kong, l’état de l’industrie et les tendances du marché cinématographique, des articles informés sur l’histoire du cinéma chinois dont un survol précieux du cinéma policier hong-kongais et une foultitude d’informations sur des acteurs et des cinéastes peu connus. Les interviews constituent la part vive de la revue en donnant la parole à ceux qui font aujourd’hui le cinéma populaire d’Asie : les acteurs Maggie Cheung, Leslie Cheung, Chow Yun Fat et les cinéastes Ringo Lam, Kirk Wong, John Woo bien sûr. Interrogé par Christophe Gans, l’auteur de The Killer donne ici l’interview la plus passionnante qu’il ait jamais livrée. Les rédacteurs de HK pratiquent volontiers l’hyperbole laudative en ce qui concerne leurs objets d’élection, rhétorique typique d’une volonté d’ennoblissement presque compulsive. Mais la profession de foi contenue dans l’éditorial du premier numéro (« Rendre enfin leur place aux grands cinéastes d’Asie ») pose en fait bien des questions. Les grands cinéastes d’Asie n’auraient-ils donc pas la place qu’ils méritent ? Existe-t-il encore des insensés qui estimeraient que Naruse ou Mizoguchi ne sont pas d’immenses auteurs ? C’est que la vision des rédacteurs de HK, marquée par une érudition très spécialisée, dédaigne ce qui ne relève pas du cinéma de genre, ce qui n’est pas filtré par les conventions des fictions populaires.
Certes, le cinéma de Hong-Kong reste l’un des derniers à conjuguer virtuosité formelle et naïveté poétique, recette perdue par Hollywood depuis longtemps. Mais lorsque les partis pris de la revue aboutissent à surestimer des réalisateurs assez moyens (Ronnie Yu, Ringo Lam), à considérer le magnifique Goodbye South, goodbye d’Hou Hsiao-hsien comme « un exercice de style un peu vain et d’un ennui mortel », à émettre des réserves alambiquées sur Les Cendres du temps de Wong Kar-wai, à attaquer Irma Vep d’Olivier Assayas, ils atteignent les limites d’une démarche qui bute sur les cinéastes échappant aux règles des genres. L’interview de John Woo publiée dans le numéro 1 où l’auteur d’Une Balle dans la tête avoue sa fascination pour le cinéma de la Nouvelle Vague française, donnerait pourtant à méditer. Si John Woo est un grand cinéaste, ce n’est pas parce qu’il travaille les genres mais parce qu’il travaille les formes ! Comme pour conjuguer le discours et la vérification pratique, Christophe Gans lance une collection vidéo consacrée au cinéma défendu dans sa revue. Version originale, format cinémaScope respecté, les quatre premières cassettes témoignent d’un respect minutieux du consommateur et des uvres. Trois films chinois et un film japonais. Shogun’s shadow est le représentant tardif d’un genre très important au Japon, le film de sabre ou chambara. Très peu connu en France à l’exception des Kurosawa, le chambara était sans doute trop stylisé, délibérément influencé par les conventions du théâtre kabuki et du manga pour ne pas effrayer le spectateur français. Réalisé par Yasuo Furuhata, Shogun’s shadow date de la fin des années 80, d’une époque où le cinéma populaire japonais, laminé par le libéralisme sauvage, n’était déjà plus que l’ombre de lui-même. Une poignée de mercenaires sont chargés d’escorter le jeune fils du Shogun jusqu’à Edo en échappant à diverses embuscades. La fin du film révélera que l’instigateur du complot n’était autre que le Shogun lui-même. Sur une intrigue additionnant des péripéties feuilletonesques, le cinéaste essaie de juxtaposer un peu démagogiquement divers éléments (musique rock, kung-fu chinois, syncrétisme typique d’un genre à bout de souffle) sans parvenir à l’invention visuelle et chorégraphique qui caractérise les uvres des grands maîtres du genre (Misumi, par exemple). Le Temple de Shaolin est bâti autour de Jet Lee, star virevoltante qui connaîtra la consécration dans Once upon a time in China de Tsui Hark. Produit en 1980 en Chine continentale, Le Temple de Shaolin reprend une structure que le cinéma d’arts martiaux a usée jusqu’à la corde (un jeune homme s’initie à la philosophie et aux techniques des moines de Shaolin dans l’attente de l’accomplissement d’une vengeance) et propose toute une série de combats acrobatiques parfois réjouissants d’incongruité inventive (le kung-fu de l’homme soûl !). Zu, les guerriers de la montagne magique est une uvre délirante qui empile arts martiaux, combats au sabre et péripéties fantastiques dans une débauche d’effets spéciaux. Réalisé par Tsui Hark en 1982, Zu est devenu un film emblème de la capacité d’abstraction chorégraphique et de poésie brute que le meilleur cinéma de Hong-Kong est capable d’atteindre. Cinéaste visionnaire, Tsui Hark, malheureusement encore trop peu connu en France, est aujourd’hui l’homme clé de la renaissance du cinéma populaire asiatique. Enfin, The Killer vient achever cette première livraison. Pour revoir à quel point le film de John Woo parvient à abolir dans la saturation (quelque chose qui serait l’inverse de l’aufheben hégélien) tout ce qui l’a précédé. HK Vidéo annonce Le Syndicat du crime 1 et 2 du même John Woo, d’autres Tsui Hark, des films de Liu Shia-liang… Vivement la suite !
P.-S. : La revue Admiranda/Restricted, qui vient de publier un copieux numéro sur le cinéma d’action contemporain, consacre un chapitre au cinéma de Hong-Kong. Sous la direction de Nicole Brenez, tout un atelier de réflexion s’attaque aux films de John Woo, Chang Che, Liu Shia-liang. Convoquant Sophocle, Apollinaire ou Godard, pointant avec sagacité les inventions figuratives de ce cinéma, les pages d’Admiranda/Restricted atteignent un point d’équilibre miraculeux entre l’intuition théorique et la fulgurance poétique. Un bon contrepoint à l’érudition des rédacteurs d’HK Orient extrême cinéma.
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