Jusqu’au 2 janvier, Beaubourg explore le travail de Tsai Ming-liang avec une série d’installations vidéo intitulée “Walker” ainsi qu’une rétrospective intégrale de ses films dont “Days”, son dernier long métrage inédit en France. Une magnifique opportunité de sillonner l’œuvre de l’un des plus grands sculpteurs de temps du cinéma contemporain.
À l’heure du speed watching des plateformes de streaming pour permettre aux spectateur·ices d’ingérer toujours plus de contenus plus vite, le cinéaste taïwanais Tsai Ming-liang ralentit le temps lors d’une exposition organisée du 25 novembre 2022 au 2 janvier 2023 au Centre Pompidou à Paris.
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Derrière un immense papier recouvert de sutras (prières bouddhistes) retranscrits à la main par le cinéaste lui-même, se niche un petit temple d’images. Sur cinq écrans de différentes matières (toile, papier, eau), neuf films d’une durée variable (de 20 min à 1 h 30) sont réunis dans une série intitulée Walker. Tous agitent un motif commun. Un homme sillonne les métropoles des quatre coins du globe. Le crâne rasé, les pieds nus, le corps nappé d’un tissu vermeil qui évoque celui d’un moine bouddhiste, le silencieux marcheur pose un pas après l’autre et compose un mouvement d’une lenteur extrême. Ses gestes sont décomposés minutieusement et glissent calmement vers l’avant, produisant une vision hallucinée qui rappelle autant les travaux photographiques du physiologiste Étienne-Jules Marey, Muybridge, que Crowd, la création scénique de Gisèle Vienne montée en 2017.
L’homme qui prête ses traits à ce mystérieux moine marcheur est tout sauf un inconnu dans l’œuvre de Tsai Ming-liang. Il s’agit de Lee Kang-sheng, son indéfectible collaborateur qui traverse les images d’une troublante impassibilité depuis le tout premier film du réalisateur (Les Rebelles du dieu néon, 1992).
La lenteur comme révélateur de l’hypervitesse de la ville
L’impulsion première de la série Walker, réalisée sur une période de dix ans de 2012 à aujourd’hui, jaillit en 2011, lorsque Tsai Ming-liang monte une pièce théâtre avec Lee Kang-sheng. « À un moment, je lui ai demandé de se déplacer du côté cour vers le côté jardin de la scène. Il a mis une vingtaine de minutes pour accomplir ce parcours. Il n’y avait aucun son ni accompagnement de lumière. Juste une posture si particulière liée à sa maladie. J’ai trouvé cette démarche tellement belle que j’ai eu envie de tourner des films à partir de cette matière”, se rappelle le cinéaste taïwanais lorsqu’il nous invite à le suivre pour découvrir l’exposition.
De Tokyo à Marseille, de Taïwan à la Malaisie, de Paris à Hong-Kong, le lent corps silencieux de Lee Kang-sheng entre en collision avec le brouhaha et la fourmilière agitée des passants, dont très peu remarquent la présence du moine. Symbole suprême de l’hypervitesse, la ville recrache ses habitants comme un flux de corps anonymes. Des corps qui se croisent mais qui ne vivent plus ensemble. Par la familiarité des lieux, Where, le dernier fragment de la série tourné en 2022 aux alentours du quartier Beaubourg à Paris, happe encore plus que les autres. Les images nous révèlent d’une douce quiétude à quel point le monde, un temps figé par la crise sanitaire du Covid-19, semble en être ressorti encore plus accéléré qu’auparavant.
Une rétrospective intégrale en parallèle
Depuis les artères bouillonnantes de Taipei dans Les Rebelles du dieu néon jusqu’à la pluie incessante qui s’abat sur l’asphalte dans Les Chiens errants (2013), le cinéma particulièrement topographique de Tsai Ming-liang n’a cessé d’interroger la ville comme lieu de l’incommunicabilité.
Dans tous ces films, réunis dans une rétrospective organisée parallèlement à l’exposition, les êtres se croisent et s’observent, le plus souvent sans le savoir, partageant parfois les mêmes espaces resserrés tout en se croyant seuls. Au fil de cette rétrospective, il sera l’occasion de (re)découvrir les plus beaux films de celui qui a prolongé la nouvelle vague taïwanaise après les illustres Edward Yang et Hou Hsiao-hsien.
Parmi eux, citons bien sûr Vive l’amour et La Rivière, respectivement ses second et troisième films, qui atteignent déjà miraculeusement un sommet de virtuosité tout en livrant un regard tranchant sur nos sociétés contemporaines. Au programme également, des œuvres méconnues, dont trois téléfilms tournés pour la télévision taïwanaise jusqu’alors inédits en France, et une entreprise particulièrement extravagante (la comédie musicale Visage tournée en France avec Fanny Ardant, Laetitia Casta, Jean-Pierre Léaud et Mathieu Amalric).
Pour lancer de la plus belle des manières cette exposition, Days, le dernier long métrage du Taïwanais (en salles le 30 novembre au cinéma), sera projeté en avant-première. Cette œuvre sublime d’alchimiste transforme les gestes les plus quotidiens en une merveille de sensualité.
Une matière documentaire bouleversante
Sur un des écrans de l’exposition, une image au noir vient stopper l’imperturbable mouvement du marcheur Kang-sheng. Une chanson traditionnelle chinoise retentit : “Où n’y a-t-il pas de retrouvailles dans la vie ? / Nous nous retrouvons comme dans un rêve.” Le rêve et le cinéma sont-ils le seul moyen de se connecter aux autres ? Lorsque l’on s’interroge sur l’avenir des films de la série Walker, le cinéaste confie : “Je vais continuer ces films jusqu’au bout. Jusqu’au jour où Lee Kang-sheng ou moi-même ne sera plus là.”
Ce travail double autour de la décomposition d’un corps (la lente décortication d’un mouvement mais aussi l’enregistrement du vieillissement des cellules) se révèle une matière documentaire bouleversante. Avec son éternel complice de cinéma Lee Kang-sheng, Tsai Ming-liang enregistre et retient le temps autant qu’il nous tend un miroir renversant sur nos existences.
Tsai Ming-liang, Une quête, du 25 novembre 2022 au 2 janvier 2023 au Centre Pompidou.
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