Au Brésil, un jeune indigène aux pouvoirs chamaniques délaisse un temps sa destinée et sa tribu pour s’aventurer en ville. Une fresque envoûtante de Renée Nader Messora et João Salaviza sur la confrontation de deux mondes.
Une nuit, un homme très jeune se réveille d’un sommeil sans doute agité, quitte sa couche, part marcher dans la forêt et se rend au bord d’une cascade. L’âme de son père s’adresse à lui. Serions-nous dans Hamlet ? Non, le jeune homme se prénomme Ihjãc (il joue son propre rôle, comme tous les personnages du film).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
https://www.youtube.com/watch?v=e0Um41am_WM
Nous sommes dans l’Etat du Ceará, dans le nord-est du Brésil, au sein d’une tribu amérindienne appelée les Krahôs. Le père d’Ihjãc, mort il y a quelques mois, annonce au jeune homme que le moment est venu pour lui d’organiser la fête qui marque la fin de la période de deuil chez les Krahôs.
Ihjãc rentre se coucher, mais la découverte de sa faculté à communiquer avec les morts l’alerte : ce pouvoir désigne traditionnellement ceux qui sont faits pour devenir chamans. Or c’est une destinée qui ne l’attire pas du tout, et il s’en ouvre à son épouse Kôtô, si jeune, avec laquelle il a déjà un bébé.
Le Chant de la forêt, réalisé par une Brésilienne et un Portugais, Prix spécial du jury à Un certain regard à Cannes en 2018, est un film qui vous envoûte dès les premiers plans. A cause du grain de l’image et ses partis pris de mise en scène : le 16 mm et des cadres très posés, beaucoup de plans fixes, quelques panoramiques.
Un film “d’à l’époque”
Une absence de musique extradiégétique, une manière de filmer très sobre et rigoureuse qui nous renvoie à un autre temps. Mais lequel ? Souvent, les petits enfants disent “à l’époque” à la place d’“autrefois”, parce qu’ils ne savent pas très bien où se situe cette époque passée, n’ayant que des notions très vagues de l’histoire.
Alors on pourrait dire que Le Chant de la forêt est un film “d’à l’époque”, sans chercher à préciser laquelle parce qu’on ne la connaît pas et qu’elle pourrait bien être aussi aujourd’hui, puisque les Krahôs, comme nous le découvrons vite, ont adopté quelques éléments vestimentaires et pudiques qui nous sont contemporains.
Après cette mise en bouche mythologique, assez universelle (les défunts s’adressent aux vivants dans toutes les civilisations, non ?), le film s’attache à décrire, de manière anthropologique, quasi scientifique (on pense souvent à Jean Rouch, mais Le Chant de la forêt n’a pas de voix off), la vie quotidienne, les travaux, les jeux et les distractions des Krahôs. Les Krahôs se parlent beaucoup, aussi, se confient les uns aux autres.
Un Indien dans la ville
Mais depuis qu’il a parlé avec son père, Ihjãc voit son malaise grandir. Cet “appel” vers la profession de chaman le travaille, jusqu’à devenir pathologique, puisqu’il n’en ressent vraiment pas la vocation. Alors il quitte le village pour la ville, là où l’on soigne les maladies.
Le Brésil s’occupe des Amérindiens, mais le spectateur découvre très vite que le souci profond de l’Etat est aussi de les cadrer, de les réguler. Ihjãc, par exemple, porte un autre nom que le sien : Henrique Ihjãc Krahô. Car tous les Krahôs portent le nom de Krahô, pour l’état civil.
On les soigne. On les loge dans des lieux qui leur sont réservés. On leur demande aussi des choses qu’ils ne possèdent pas, dont ils n’ont pas idée, comme une carte de mutuelle, alors on s’énerve parfois un peu de leur désinvolture, de leur indifférence à des traditions qui ne sont pas les leurs.
Partir pour mieux revenir
Ihjãc reviendra, au bout d’un moment, comme s’il lui avait fallu ce moment de retrait, d’initiation au contact des Brésiliens différents de lui, d’origine africaine ou européenne ou de Dieu sait où, pour trouver sa place dans sa tribu et accepter sa vie comme elle se dessine peu à peu dans son esprit, comme un deuil avec les rêves de l’enfance si proche.
La cérémonie funéraire aura lieu, somptueuse. Le Chant de la forêt est un film très simple, très méditatif, où on ne s’ennuie jamais pourtant (pas de plans fixes de cinq minutes), où le temps se déroule à son propre rythme. Un film qui ne cherche rien à nous vendre, qui écoute et regarde les hommes vivre sans les juger. C’est cet humanisme aussi qui en fait toute la somptuosité.
Jean-Baptiste Morain
Le Chant de la forêt de Renée Nader Messora et João Salaviza, avec Henrique Ihjãc Krahô, Kôtô Krahô (Br., Port., 2018, 1h54)
{"type":"Banniere-Basse"}