Créateur de l’univers délirant de Supermurgeman(, le dessinateur Mathieu Sapin est devenu l’un des meilleurs témoins de son époque grâce à de subtiles BD documentaires. Alors que va sortir Le Poulain, son premier film, rencontre avec un créateur libre qui réalise le grand écart entre Balzac et Stupeflip, l’humour absurde et l’Elysée.
Auteur de BD, un métier solitaire ? Pas vraiment pour Mathieu Sapin qui, se faufilant avec son air candide, a appris à jouer au reporter discret. Durant la dernière décennie, il s’est fait connaître grâce à des albums documentaires au ton décalé, consacrés à un monument national tel que Depardieu (Gérard) ou à la politique (Campagne présidentielle, sur l’élection de François Hollande). Pour ses débuts au cinéma, il réalise d’ailleurs une comédie, Le Poulain, qui baigne dans ce milieu politique qui le fascine tant.
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Au contraire du jeune ambitieux incarné dans son film par Finnegan Oldfield, Mathieu n’est, lui, pas du genre à planifier sa carrière. La preuve : son actualité se révèle multiple et presque schizophrène. En même temps que son premier long métrage, il signe ainsi avec le désopilant Opération Sheila, prépublié cet été dans les pages des Inrockuptibles, le retour de son personnage culte, Supermurgeman. Vêtu d’un loup et d’un slip, ce justicier idiot possède un superpouvoir un peu crade : vomir sur ses ennemis après avoir ingéré de la bière !
Comment est né Supermurgeman ?
Mathieu Sapin — En 1995, j’étais en vacances à Corfou avec des potes, on dormait sur la plage et on picolait tous les soirs. On est partis dans un délire complètement con et régressif autour de l’acteur Bernard Menez et d’un certain Supermurgeman. A l’époque, j’étais à l’école d’Arts déco de Strasbourg. Un copain avait un fanzine et m’a demandé des pages. C’est là que j’ai dessiné pour la première fois le personnage. J’étais très inspiré par un autre justicier masqué, Le Fantôme de Lee Falk, une série américaine de la fin de années 1930 à la saveur rétro, naïve et assez réac sur les rapports hommes/femmes… Quand tu la lis aujourd’hui, c’est forcément au second degré. Comme j’ai vu que Supermurgeman faisait marrer les copains, j’ai envoyé d’autres histoires au magazine de BD Psikopat, il y a eu un premier album chez Les Requins Marteaux puis trois autres chez Dargaud.
Mais sans les personnages secondaires, Supermurgeman ne serait rien, non ?
Oui, il est assez lisse et sert plutôt de révélateur. Lui est resté dans un état d’esprit très années 1950 : la femme doit rester au foyer et l’homme partir en mission. Il a aussi des rapports paternalistes avec les indigènes qu’il côtoie sur son île, c’est son côté OSS 117. Tout le sel de la série vient du fait qu’il croise des gens d’aujourd’hui qui sont plus dans la duplicité et la manipulation comme les gens de la Sofroco-Gedec – l’équivalent de la World Company des Guignols – ou le professeur Tannenbaum, sorte de démiurge mégalomane. J’aime beaucoup le petit Nourredine, qui comprend tout mais que personne ne prend au sérieux parce que c’est un gamin. Comme je viens de la BD jeunesse et de l’illustration pour enfants, il existe aussi ce décalage entre un dessin très mignon et les trucs dégueu qu’il révèle.
Jusqu’alors, le dernier Supermurgeman datait de 2006. Pourquoi l’avoir abandonné ?
Il y a eu un petit coup de mou. Pour être honnête, les ventes n’étaient pas délirantes. Si la série ne décolle pas au bout de trois albums, on t’encourage à faire autre chose. Moi, j’ai trouvé la parade, j’ai enchaîné avec Francis Blatte, Paulette Comète (dessinée par Christian Rossi – ndlr) ou Salade de fluits, des séries compatibles et liées vu que les personnages se promènent d’un album à l’autre. Pour moi, il s’agit d’un ensemble, le “Supermurge World”. Bon, je m’amusais bien avec ma malle de jouets. Ce qui est venu mettre un grand coup d’arrêt à tout ça, c’est Feuille de chou, quand j’ai suivi le tournage de Gainsbourg (vie héroïque), le film de Joann Sfar. Après, j’ai été happé par le réel. J’ai enchaîné sur Journal d’un journal autour de Libération, qui a débouché sur Campagne présidentielle autour de l’élection de François Hollande, celui sur l’Elysée (Le Château) et enfin Gérard autour de Depardieu.
Tu n’avais plus envie de dessiner tes propres personnages ?
Au contraire, j’accumulais une frustration de fiction débile mais je n’avais pas le temps. La réalité, tu ne peux pas la mettre sur pause. Quand on te dit qu’il y a moyen de faire une BD sur l’Elysée, tu ne peux pas répondre : “Non, je vais plutôt revenir à Supermurgeman.” Le déclic a eu lieu il y a deux ans quand l’émission d’Arte, Personne ne bouge, m’a sollicité pour des histoires à thème. J’ai alors repris Supermurgeman. J’ai ensuite proposé aux éditions Dargaud un nouvel album. Ils ont été partants, tout allait bien depuis le succès de Gérard.
Certaines planches d’Opération Sheila ont été publiées il y a des années par Pilote ou Les Inrocks. Comment homogénéiser ça ?
Niveau écriture et motivation, ça a été génial de disposer de ces pages souvent faites dans un état d’impro totale. Construire l’histoire a relevé un peu de l’OuBaPo (Ouvroir de Bande dessinée Potentielle, frère de l’Oulipo – ndlr), comme si j’étais en dialogue avec moi-même et parfois le moi-même d’il y a sept ans. Il y a une chose à laquelle j’accorde de l’importance, c’est le temps. Le livre sur Depardieu, j’ai préféré travailler dessus pendant cinq ans. Le livre n’aurait pas été pareil si j’avais suivi Gérard six mois – pourtant, j’avais déjà des choses à raconter au bout de six mois ! J’aime jouer avec le temps, en reprenant par exemple un personnage qui a un vécu, aussi bien dans une fiction comme Supermurgeman que dans la réalité. Certaines choses prennent seulement de la consistance sur la durée.
Quand tu écris, arrives-tu à te surprendre ?
Bien sûr. Par exemple, au début de l’album, bim, tu es dans l’action, tu vois le Cobra Rouge que je présente comme l’ennemi de Supermurgeman. Mais tu ne sais pas d’où il sort et, quand j’écris ces pages, je ne sais pas qui c’est ! Pareil pour la fin : je m’étais laissé sept pages avec toutes les pistes ouvertes. Je me suis mis en danger volontairement. C’est excitant de se lancer des défis à soi-même, voir si tu peux retomber sur tes pattes. Jeune, j’étais intoxiqué aux jeux de rôle et je m’y suis remis, j’ai même transmis le virus à mes filles. En tant que maître du jeu, tu amènes une trame mais le plaisir vient du fait que les joueurs t’obligent à t’adapter. En tout cas, je viens de relire l’album : c’est d’une connerie abyssale. C’est ce que je voulais, ne pas avoir de garde-fou.
Dans Supermurgeman, tu laisses parler ton inconscient ?
Un peu. Cela reste très infantile, pipi-caca. Et puis, au quotidien, je ne suis pas quelqu’un de très trash qui se bourre la gueule. Ça m’amuserait de voir l’avis d’un psy au sujet de Supermurgeman mais je ne me pose pas de questions, je ne mets pas d’intention. Je raconte et c’est après que je me dis : “Ha oui, ça doit vouloir dire ça.” Quand j’ai découvert les albums de Stupeflip, j’ai adoré parce que j’ai retrouvé cette espèce de jouissance un peu infantile. On ne se retient pas.
Tu as fini l’album en même temps que ton premier film. Tu rejoins tes copains d’atelier Riad Sattouf et Joann Sfar, devenus aussi réalisateurs…
Oui, je suis le mouvement. L’occasion de réaliser s’est présentée comme dans un conte de fées. Pour Le Poulain, je voulais faire un grand écart en reprenant un schéma très romanesque – l’ascension d’un personnage venant d’un milieu modeste avec une femme initiatrice, comme dans la littérature de Balzac ou de Stendhal – et le mettre à l’épreuve d’éléments beaucoup plus réalistes, comme une campagne électorale dans la France aujourd’hui. Je me suis inspiré des choses que j’ai pu voir, aussi bien en 2012 qu’en 2017. En l’espace de cinq ans, les campagnes présentent beaucoup de différences, notamment concernant l’importance des réseaux sociaux. Il m’a été facile de rendre compte de plein de situations que j’avais vécues : les visites d’usine, les réunions de com.
Toi qui connais bien l’Elysée, tu as pu y tourner…
Quand on a fait la demande, j’étais confiant, la prod plus circonspecte. On a eu une réponse positive mais pas le choix de la date. Par le jeu du hasard, c’est tombé le premier jour de tournage. Moi j’étais super cool, je connais par cœur l’endroit, les gendarmes à l’entrée, je sais où sont les interrupteurs, les chiottes. Alors que, pour mon premier jour, j’aurais dû être tétanisé, c’est à l’inverse l’équipe qui n’était pas tranquille. Du coup, ça a mis tout le monde au carré.
Au final, mener en parallèle le film et ton album de Supermurgeman t’a apporté un équilibre ?
Faire un film a été un énorme plaisir et j’ai vécu une expérience géniale. Mais tu te rends compte de tous les avantages de la BD, où tu as une liberté totale. Au cinéma, tout est question… d’argent la plupart du temps. Tu dois aussi composer avec plein de monde. Alors, oui, Supermurgeman a été un exutoire. J’avais la frustration de ne plus dessiner et ça me démangeait. Je voulais m’amuser avec mes jouets et ne pas me lancer dans une BD sur le réel pour laquelle il faut faire attention. Ce qui est marrant, c’est qu’Opération Sheila sort en même temps que Le Poulain mais aussi que le nouveau tome d’Akissi, la série jeunesse que je dessine sur un scénario de Marguerite Abouet.
Cet éclectisme te joue-t-il des tours ?
A un moment, j’ai pensé que ça pouvait être problématique. Je me souviens d’un journaliste suisse qui, à la sortie de Feuille de chou, m’avait dit : “On ne sait pas vraiment où vous ranger.” A l’époque, ça m’avait atteint. Maintenant, je n’en ai rien à foutre. Il y a des gens qui adorent Akissi et ne font pas le lien avec Gérard. Hé bien, pas grave, au contraire, c’est une chance, une richesse de ne pas avoir à mettre tous ses œufs dans le même panier. Le Journal de la Jungle, paru à l’Association, est mon livre le plus intime et il a le moins vendu. Mais ça me suffit si cinquante personnes l’adorent. Et puis ce que je publie a l’air très barré mais je travaille sur la cohérence. Même mes BD documentaires sont liées, certains personnages passent d’un album à l’autre. Par exemple, je croise à Libé un photographe de plateau rencontré sur le tournage du film de Sfar. C’est la vie qui est comme ça !
La fin d’Opération Sheila dénote, c’était conscient ?
Oui, il y a une tonalité un peu résignée avec une espèce de constat. Soit tu vis vraiment sur ton île, coupé du monde, avec ton potager et sans internet… sinon, c’est difficile de lutter contre la marche de la société de consommation. Je connais plein de gens qui se sentent rebelles et ont un iPhone. Déjà, le fait d’être anticapitaliste et d’être sur Facebook, je trouve ça paradoxal. Le système te nique, toujours. J’essaie d’être un peu lucide mais je reste assez fataliste. Cela n’empêche pas de prendre du plaisir là où il y en a… Je ne suis pas non plus pessimiste.
BD Supermurgeman –Opération Sheila et l’intégrale Supermurgeman (Dargaud), en librairie le 7 septembre
Akissi – Mission pas possible, scénario de Marguerite Abouet (BD jeunesse Gallimard),
Film Le Poulain, avec Alexandra Lamy et Finnegan Oldfield, en salle le 19 septembre
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