L’attachée de presse en est encore toute retournée. Vous voulez réellement rencontrer Serge Reggiani ?? Bien sûr, car Reggiani, moins effrayant que le géant Brel, est celui avec qui l’on a grandi, au rythme des fêtes de fin d’année, synonymes de nouvelles pochettes cartonnées à ranger précieusement dans la collection embryonnaire. Tout chez Monsieur Serge nous ravissait. Les mélodies, les textes, la gueule, les films. Nous en avions fait un troisième grand-père, tendre et généreux.
De l’Italie natale, il a gardé le bagout, intarissable lorsqu’il s’agit de raconter son demi-siècle d’artiste. Drôle et touchant, Casquette d’or nous a reçus chez lui. Chic papy.
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Je suis né à Reggio d’Emilie, en plein c’ur de ce qu’on appelle l’Italie rouge. Mes parents, socialisants, étaient dans le collimateur des fascistes, mon père en particulier. C’est lui qui a quitté Reggio en premier. S’il était resté, c’était la taule assurée du jour au lendemain. Il est donc parti pour la France. Nous l’avons suivi trois mois plus tard. Nous n’étions pas menacés directement mais nous voulions être à ses côtés, alors nous l’avons rejoint à Yvetot, une petite ville de Normandie. Notre exil fut donc de nature politique. J’avais 8 ans.
L’intégration était-elle une chose facile pour un gamin de cet âge ?
Relativement facile. En fait, je n’ai jamais eu de problème de langue, tout simplement parce que j’ai travaillé très dur. A la différence des gamins français qui apprennent la langue au jour le jour, chopant un mot à gauche, un autre à droite, j’ai étudié sur une période très courte. Résultat : en trois mois, je parlais français mieux qu’eux. D’ailleurs, je continue à mieux parler que beaucoup de personnes nées en France et j’emmerde un peu les gens avec ça. J’ai tendance à souvent corriger ceux qui parlent mal, à la radio par exemple. Dès mon plus jeune âge, je me suis senti français à part entière. Mais je ne me suis fait naturaliser qu’à l’âge de 48 ans.
Votre père était engagé à gauche et votre mère descendait directement des Médicis. Ce contraste créait-il des tensions au sein de votre famille ?
Non, pas du tout. Vous savez, nous ne nous sommes jamais vantés de descendre des Médicis. En fait, c’est juste une curiosité généalogique, un accident. Nous tenions cette information selon laquelle nous descendions des Médicis par ma mère. C’est son père qui lui avait dit sur son lit de mort, Ma fille, n’oublie jamais que tu es une Médicis.? Mais moi, je trouve tout cela bien dérisoire. Je m’en fous. Ce n’est pas de ma faute (rires)? Ce serait ma faute si je prenais ça au sérieux.
Très tôt dans votre carrière, vous vous êtes placé sur le côté gauche de l’échiquier politique. Etait-ce une conséquence directe de votre exil ?
Bien sûr. Un enfant est forcément affecté par ce genre de choses. Tenez, je vais vous donner un exemple terrifiant, c’est une histoire qui m’est arrivée à Reggio quand j’avais 6 ou 7 ans. Mon institutrice m avait donné un carton à chapeau pour que je montre son contenu à mes parents. Elle m avait dit : Tu le donnes à tes parents, ça coûte tant, ils doivent me le payer dès que possible.? Moi, je ne savais pas ce qu’il y avait dedans. J’arrive chez mes parents. Mon père prend le carton et l’ouvre. C’était un uniforme de balilla, les jeunesses fascistes. Mon père dit : ?Ça, jamais. Qu’on le paye ou pas, tu ne porteras jamais cet uniforme. Tu le rapportes à l’institutrice.? Moi, j’étais un peu désolé, vous comprenez, j’étais gosse, ça me faisait un déguisement supplémentaire. Bon gré mal gré, je le ramène à l’école. Mais elle insiste, prétextant que l’argent importe peu. Prends-le, je te le laisse gratuitement.? Je retourne donc voir mon père, qui s’énerve : Mais merde, dis-lui que nous n’en voulons pas.? Finalement, l’institutrice me l’a laissé, en secret.
Vous n’avez jamais porté l’uniforme ?
Si, j’ai fini par le porter. Principalement pour apaiser les foules fascistes qui en voulaient à mon père. Je mettais le costume et on me faisait porter à l’épaule un fusil en bois, un truc qu’on avait fabriqué juste pour moi. Ainsi armé, j’avais le droit de faire la parade sur la Grand Place de Reggio, devant le vieux théâtre en marbre rose et blanc.
Existait-il une large opposition à Mussolini ?
Oui, fort heureusement. Il y avait bien sûr des fanas et des fadas du fascisme, mais il y avait également une résistance considérable, comme en France. L’Italie avait ses Jean Moulin. Je me souviens d’un copain à moi qui s’appelait Belvini. Il était résistant. Et les fachos l’avaient enfermé sur l’île de Lipari où se trouvait la prison des politiques. Il s’en est tiré à la nage (sourire)? J’ai d’ailleurs revu Belvini à Paris, quelques années plus tard. Il est entré dans le modeste salon de coiffure de mes parents, avec une grande valise sous le bras. Il l’a posée sur une chaise, nous a regardés, et a dit avec son très fort accent d’exilé italien : Sans coultoure, les gens, y peuvent pas s’défendre.? Nous ne comprenions pas très bien où il voulait en venir. Il a mis la valise sur une table et l’a ouverte. Elle était pleine de livres. Il m a dit : Qu’est-ce que tou veux lire, en premier ?? J’ai pioché au hasard et je suis tombé sur Martin Eden de Jack London. Je commençais bien, non ? (Sourire)? Quand j’étais jeune, je lisais beaucoup. Mais aujourd’hui, je ne peux plus. J’ai cessé de lire quand j’ai eu environ 35 ans parce que j’avais tendance à m identifier au héros du bouquin, à la manière d’un acteur qui serait prisonnier d’un livre. Si je lis L’Etranger, je deviens Meursault. Ce n’est pas vivable. C’est un phénomène tout à fait insupportable, alors je ne lis plus. En parlant de Camus, Jacques Prévert a eu un mot terrifiant. Il a dit Camus a écrit L’Etranger, puis il s’est fait naturaliser ? C’est très méchant, car Camus n’a pas fait que ça dans sa vie.
Mais cette idée d’identification au héros qui vous gêne pour lire est sans doute un des principaux atouts de l’acteur.
C’est vrai. On ne peut pas être acteur si on ne devient pas le personnage. Il faut le devenir profondément. Mais pas intégralement. Il faut le devenir à 80 %. Il y a 80 % de l’acteur qui deviennent le personnage et 20 % qui doivent servir à garder un œil sur l’autre. Il y a une surveillance perpétuelle de l’individu à organiser. Il ne faut jamais être totalement investi par le personnage. Il faut rester vigilant.
Je crois que votre premier grand rôle au théâtre, dans Les Séquestrés d’Altona, vous a beaucoup marqué?
C’est parce que la philosophie de Sartre y est toute entière. Sartre disait : Moi, j’écris pour le théâtre quand je suis en colère.? Mais je m inscris en faux, car en fait, il écrivait pour le théâtre pour faire jouer ses petites copines. Ça n’a rien à voir (rires)? J’ai joué avec beaucoup d’entre elles. Je me souviens d’une parmi elles qui bégayait énormément. Elle ne pouvait pas parler, c’était é-pou-van-table ! Et, ô miracle du théâtre, dès qu’elle entrait en scène, le bégaiement disparaissait Pour Les Séquestrés d’Altona, Sartre tenait absolument à ce que nous ayons un plafond pour les premières répliques, qui disaient Habitants masqués des plafonds, écoutez !? Or, le régisseur avait oublié le plafond. Et Sartre faisait comme s’il n’avait rien vu. Alors j’étais allé le trouver pour rouspéter : Enfin, monsieur Sartre, vous nous promettez un plafond et puis ensuite Vous êtes un fieffé menteur !? Oh, qu’est-ce que je n’avais pas dit là ! Il m a dit (il imite la voix rauque de Sartre) Je vous attends en bas, avec madame de Beauvoir, on verra si je suis un fieffé menteur.? Après la répétition, je suis descendu dans le hall. Il m attendait. Il m a dit Excusez-moi, je me suis un peu emporté. Au fond, c’est vous qui avez raison. Je suis un menteur.?
Aviez-vous conscience de l’importance de Sartre ?
Oui, absolument. C’était déjà un monument. Je me souviens de notre première rencontre, à la Coupole. J’étais très ému. C’est aussi à la Coupole que j’ai vu Cocteau pour la dernière fois. Bien que nous connaissant très bien, nous ne nous étions plus revus depuis longtemps. Mais je l’aimais beaucoup. Je me souviens en particulier de ce qu’il avait fait pour Alain Resnais, qui venait de finir Nuit et brouillard, le film sur les camps de concentration. Les salles de cinéma ne voulaient pas de ce film que les gérants trouvaient trop dur, trop cru. Il y avait tellement d’horreur là-dedans. Resnais m avait demandé si je ne pouvais pas en parler à Cocteau. Alors j’étais allé le voir pour lui expliquer la situation. Cocteau m a dit qu’il devait absolument voir le film. Mais il était déjà très vieux et très malade. J’avais peur pour son c’ur, le film est un tel choc, vous comprenez Mais Cocteau a tenu bon. Après la projection, il m a dit Ce film sortira dans toutes les salles.? Il est rentré chez lui et a écrit quelques papiers pour les journaux principaux. Ses papiers sont passés et le film est sorti partout. A la fin de sa vie, Cocteau avait conscience qu’il allait mourir. J’ai gardé sa dernière lettre. Elle était pleine de tristesse, de malheur. A la fin, il m écrivait Je t embrasse de mon pauvre c’ur.?
Vous avez joué avec lui dans Les Parents terribles’
Oui, c’était un très bon film. Je jouais en remplacement de Jeannot, Marais, qui était en Italie pour jouer Carmen. Ce rôle est un des meilleurs souvenirs de ma carrière d’acteur. Par contre, je garde un souvenir pitoyable de Néron, au théâtre. C’était une véritable catastrophe, car à l’époque, j’étais sans le sou. Je n’avais même pas assez d’argent pour me payer un costume et une perruque. Alors, c’est Maurice Escande qui me prêtait les siens. Mais il était beaucoup plus grand que moi. Pour la robe, ça allait car je pouvais retrousser les manches, mais pour la perruque, c’était un véritable calvaire. Elle était trop grande pour moi, donc lorsque je tournais la tête, la perruque restait en place (rires)? C’était tout à fait ridicule. A un moment, je devais traverser la scène en courant pour aller rejoindre Judith. Or, Marais étant plus grand que moi, je portais de grosses talonnettes sous mes chaussures. Et le soir de la générale, j’entre en scène, je cours, et boum ! je me casse la gueule dans les marches. Là, Dorziat n’aurait jamais dû lancer sa réplique, Oh, Prince, où courez-vous ?? Mais elle l’a fait, l’idiote. Je me suis dit Si je me lève, ils vont se marrer, alors je reste là.? Je suis donc resté à plat ventre un bon moment. Et le plus curieux, c’est que Marais est venu me trouver à la fin de la pièce
pour me dire Tu vois, ce truc-là, c’est bon, tu devrais le garder (rires)?
Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Simone Signoret ?
Je l’ai rencontrée dans La Ronde, de Max Ophüls, juste avant de tourner Casque d’or. Je jouais le rôle d’un piou-piou qui se tapait Simone sous un pont. Debout (sourire)? Camus ? Je l’ai rencontré quand je jouais Les Justes. J’avais d’ailleurs un mal fou à jouer ce rôle, et Camus me le faisait remarquer. Mon petit Serge, vous êtes trop romantique. Le héros de ma pièce n’est pas romantique, il va tout droit, tout droit ? Ça me rappelle d’énormes fous rires avec Maria Casarès, car avant d’aller jeter la bombe sur le carrosse du tsar, je devais me signer à la russe. Je ne sais déjà pas me signer à l’endroit, alors à l’envers, vous pensez (rires)?
A chaque fois, j’hésitais et Maria pouffait de rire. C’était hilarant.
Vous touchiez à tout avec brio. Cela a dû créer certaines jalousies au sein des différentes corporations’
Non, vous savez, les gens jaloux sont les médiocres. Et je ne fréquentais pas beaucoup de médiocres. Ce n’est pas François Périer qui pourrait être jaloux de moi, il est excellent. Pourquoi serait-il jaloux ? Seuls les mauvais peuvent ressentir de la jalousie à mon égard. Ça me rappelle une anecdote au sujet de François Périer. Il n’a jamais vraiment su comment il s’était retrouvé à l’affiche du Diable et le bon Dieu. La vérité, c’est que, par amitié pour lui, j’ai joué les entremetteuses. J’ai dit à Sartre Ecoutez Paulo , car c’est ainsi que sa mère l’appelait, François aimerait jouer Le diable et le bon Dieu.? (Il prend à nouveau la voix de Sartre) Ah bon ! C’est peut-être une bonne idée. On verra.? Ensuite, je suis allé voir François et je lui ai dit Bon, Sartre veut que tu joues Le diable et le bon Dieu.? Il n’en croyait pas ses oreilles. Merveilleux ! Il faut que je l’appelle pour le remercier.? Mais non, mais non, ce n’est pas la peine.? François a eu le rôle et il a été tout à fait excellent. Pourtant, ce n’était pas chose facile que de succéder à Pierre Brasseur.
Qu’est-ce que le cinéma vous apportait de plus que le théâtre ?
Une atmosphère différente, d’abord. Et puis, c’est aussi une école de compréhension de la technique. Moi, j’aime beaucoup la technique au cinéma, je demande toujours au chef opérateur à quel objectif il travaille.
Au cinéma, vous avez tourné avec les plus grands : Becker, Carné, Clouzot, Melville, Ferreri Lequel vous a le plus impressionné ?
Carné, en premier lieu. Il était au-dessus de tout le monde. Ensuite, je verrais Jacques Becker. Casque d’or est un film curieux, car il n’a pas du tout marché à sa sortie. Il n’est resté à l’affiche qu’une semaine. Les critiques ne l’aimaient pas. Ensuite, il est parti pour l’étranger, d’où il est revenu avec des lauriers. On le reprojette en France. Et là, il obtient un succès énorme. Bizarre.
Vous regardez souvent vos films ?
Non, jamais. Casque d’or, je l’ai vu deux fois. Ça me suffit. Je sais que c’est un grand film, je n’ai pas besoin de le voir toutes les semaines. Dès le tournage, j’étais conscient de l’importance du film. Simone aussi savait que ce n’était pas un film comme les autres. Je me souviens que Simone était amoureuse de Montand. Lui tournait Le salaire de la peur, dans le Cantal, avec Clouzot. Et Simone allait le rejoindre dès que possible, au lieu d’apprendre à danser la valse pour les scènes de guinguette. Résultat : au moment du tournage, la malheureuse était incapable d’aligner deux pas. Fort heureusement, elle portait une très longue robe qui cachait ses pieds (rires)?
Au cinéma, vous avez souvent tenu le rôle de l’anti-héros. Dans Casque d’or, vous finissez à la guillotine ; dans Marie Octobre, vous êtes le traître ; dans Le Doulos, vous entraînez la mort de Belmondo Etiez-vous prédestiné à ce genre de rôles ?
Bien sûr, à cause de la gueule que j’ai. Vous savez, je n’ai pas vraiment les canons du jeune premier. Je ne suis pas Georges Marshall. Dailleurs, c’est lui que les producteurs de Casque d’or voulaient avoir pour mon rôle mais il n’était pas disponible. J’ai toujours apprécié les rôles de mauvais, car ce sont les rôles les plus difficiles à jouer. Et j’adore la difficulté, je joue ces rôles à fond. Le salaud doit être un vrai salaud, le spectateur ne doit ressentir aucune sympathie pour lui. Tenez, un soir, je regardais les photos dans la vitrine du cinéma qui passait un film où je jouais. A ce moment, j’ai entendu une femme dire à son mari Ah non ! Il y a celui-là? On n’y va pas !? Ça m’en a quand même mis un coup, là. Je me suis dit Le public est-il si bête ?? Une autre fois, à Rome, je descendais de ma voiture pour me rendre sur le tournage des Jacobins où je jouais le rôle de Robespierre. Un type m accoste. Je me dis Merde, on va encore me faire chier avec des autographes.? Mais pas du tout ! Le type me lance Ah, Robespierre, on te trahit.? La veille, la télévision avait diffusé l’épisode où je prononçais le discours du testament, le dernier discours de Robespierre. Ce brave type voulait me prévenir du danger qui me guettait. J’ai une autre anecdote qui se passe en Italie. Je me trouvais à la terrasse d’un restaurant de Bologne, avec plein de copains. A la table voisine, il y avait le frère de Federico Fellini, Carlo, qui mangeait des spaghetti. Il se lève et vient me dire : Tu as vu
Huit et demi ?? Je lui réponds Quoi ?? Mais oui, Huit et demi, le
film de mon frère, Federico !? Je le fixe et lui dis Pourquoi ? T as un frère ??
Vous venez de tourner dans J’ai engagé un tueur, le film de Kaurismaki.
C’est un excellent réalisateur, il est tout à fait charmant. Ce film m a fait doublement plaisir. Pour Aki, d’abord, et puis pour Jean-Pierre Léaud qui était tout à fait remarquable. Il s’est bien arrangé, vous savez. Sa femme est enceinte, ils fondent une vraie famille, ça fait plaisir à voir. Mon seul problème lors du tournage fut de parler avec l’accent cockney, ce n’est pas évident. Par contre, je parle assez bien l’anglais conventionnel, celui qu’on apprend à Oxford. Ce n’est pas le cas de Kaurismaki (sourire)? Il a un anglais très précaire, qu’il parle avec un accent très marqué. Alors nous avons communiqué par gestes et signes. A propos de l’anglais, savez-vous que Chaplin a toujours parlé avec l’accent de la Reine ? Après toutes ces années passées aux Etats-Unis, on chope forcément l’accent américain. Eh bien, pas lui ! Il est revenu en Europe avec un accent tout à fait british. C’est extraordinaire. Un jour où je jouais Hamlet à l’Arroseur, en sa présence, j’ai eu un trou juste après la fameuse réplique du To be or not to be . Chaplin m a repris et a récité ma tirade en entier, dans un anglais digne de Shakespeare. (Il récite à voix basse) C’était l’arroseur arrosé.
Pourriez-vous nous expliquer ce qu’il est advenu de ce film de Carné resté inachevé ?
La fleur de l’âge ? Pas d’argent, manque d’argent. La seule erreur de Carné a été de tourner au mois de mai à Belle-Ile. Et le mois de mai à Belle-Ile, ce n’est pas bien beau, il y a toujours des nuages et il pleut Alors, le tournage traînait en longueur. Moi, je faisais partie du syndicat des acteurs et mon amie Jeanne, qui était une grande scripte, représentait les techniciens. Nous allions à Paris de temps à autre pour ramasser 1 000 balles, 2 000 balles et on ramenait l’argent sur le tournage. En fait, je me sentais plus proche des techniciens, alors je donnais tout le fric aux machinistes et aux électros, parce que les acteurs, eux, n’étaient pas dans le besoin. Je me suis d’ailleurs fait engueuler par les acteurs et actrices. Cela me rappelle un très joli souvenir au sujet d’Arlette, Arletty. Il y avait dans La fleur de l’âge cette scène où nous faisions l’amour sur une plage. Mais à l’époque, quand on faisait l’amour dans un film, on panoramiquait sur les vagues, on ne voyait pas l’acte à l’écran. La caméra se baladait, puis lorsqu’elle
revenait sur le couple, on avait fini de faire l’amour. Arlette était bien sûr plus âgée que moi. A vrai dire, j’étais encore très jeune alors qu’elle était déjà bien tapée. Après l’amour, je lui disais Tu veux qu’j’te dise ? T es un soleil’? Carné ne coupe pas. Et Arlette lance de sa petite
voix cette réplique merveilleuse : ?? couchant ?? (Sourire)? C’est beau, non ?
En 1966, vous devenez également chanteur. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de tenter votre chance dans la musique ?
Parce que je n’ai eu cette occasion que très tard. Je ne sais plus quel âge j’avais lorsque je me suis mis à chantonner. Voyons, c’était il y a vingt-cinq ans. J’avais donc 42 ans. A l’époque, j’habitais chez Simone Signoret et Yves Montand. Le producteur de disques Jacques Canetti était venu rendre visite à Simone qui enregistrait un texte de Cocteau. Je crois que j’ai bien plu à Canetti. Il m a proposé d’enregistrer des chansons de Boris Vian. Et bien sûr, j’adorais les textes de Vian. Alors je lui ai dit oui et il m a demandé mon numéro de téléphone. Evidemment, je ne pensais pas qu’il me rappellerait. Pourtant, dès le lendemain, il me confirmait sa proposition. Je suis allé à son bureau, salle Pleyel, pour choisir les morceaux que je voulais interpréter, des trucs comme J’voudrais pas crever. C’est devenu mon premier disque. Mais c’était un album relativement raté. J’avais la voix qui chevrotait un peu. Mais bon, je m’en fichais car je ne pouvais pas chanter plus mal que Vian. Il chantait comme une casserole, je ne pouvais pas être plus mauvais que lui.
Vous avez pourtant eu du succès très rapidement
En effet, mais je n’étais pourtant pas très bon. Au départ, j’étais baryton martin. Ensuite, avec beaucoup de travail, je suis devenu baryton. Je devais passer à une émission de télévision où j’interprétais quatre chansons en direct. Mais c’était tellement mauvais que j’ai décidé d’arrêter après deux titres. Or, Barbara était en coulisses. Elle est venue me trouver Je vous offre un piano, un pianiste et mes conseils, je vous apprendrai à respirer comme il faut, à articuler.? Je suis parti en tournée avec elle. Elle m a imposé en vedette américaine, ce qui était assez extraordinaire de sa part, car elle avait deviné que je devais avoir certaines qualités enfouies sous mes énormes défauts. Et ces défauts, c’est elle qui les a fait disparaître.
Etes-vous d’accord avec cette fameuse citation de Gainsbourg qui présentait la chanson comme un art mineur ?
Non, je ne suis pas du tout d’accord. Gainsbourg s’est d’ailleurs contenté de reprendre à son compte une phrase de Picasso. Pour l’un comme pour l’autre, seule la peinture comptait. Je ne peux pas vraiment être d’accord avec ça. Vous savez, il y a une sorte de légende au sujet de Picasso. Les gens s’imaginent qu’il réalisait ses dessins d’un trait, en toute facilité. Mais c’est faux, il était souvent à la peine. J’étais allé le voir pour lui demander de peindre une colombe pour le Comité de la Paix du Spectacle. Il m a dit D’accord. Mais va faire un tour, visite le jardin, promène-toi.? Ça me semblait étrange alors je l’ai épié, caché dans un fourré. Il a recommencé six fois sa peinture et a déchiré cinq de ses tableaux. J’en étais malade.
Vous chantez une chanson de Gainsbourg, Maxim s’
Une très belle chanson, que j’interprétais maladroitement à mes débuts. Je chantais A baiser la main d’une femme du monde . C’était un peu vulgaire, non ? (Rires)? Il fallait faire la liaison entre baiser et la main.
Vous nous avez dit que Carné était votre réalisateur préféré. Qu’en est-il des paroliers ?
Mon préféré, c’est Claude Lemesle, avec qui je travaille depuis plusieurs années. J’aime beaucoup Moustaki, Dabadie et Vidalie, mais c’est avec Lemesle que je travaille le mieux, car il est très exigeant. Il me pousse. En cela, le travail du parolier est proche de celui du réalisateur. Ce qui fait un bon parolier, c’est cette capacité à être dense en trois minutes. En ce sens, Baudelaire était un parolier extraordinaire (sourire)?
Et Les loups, c’était qui ?
Sartre me disait Ta chanson, il faut qu’elle finisse par : les loups, c’est nous !? Mais je ne voulais pas que cela soit si clair. Pourtant, Sartre avait raison.
Vidalie ne parlait donc pas des Allemands.
Non, pas du tout. Il y a un gros malentendu autour de cette chanson. Ce sont de vrais loups, qui symbolisent l’homme. Ça m’embête qu’on pense toujours aux Allemands. Non, ce sont de vrais loups !
Vous êtes ce qu’on appelle un artiste multi-talents’. Avez-vous l’impression d’être allé au bout de chacun de vos arts ?
Certainement pas. Il me reste beaucoup à faire. Il faut aller au fond des choses, il faut se crever. C’est Barbara qui m a appris ça. Si vous n’êtes pas trempé de la tête aux pieds à l’entracte, c’est que vous avez été mauvais.? Elle avait raison, l’entracte doit servir à changer de chemise.
C’est pour vous crever que vous entrez toujours sur scène avec L’Italien ?
Tout à fait. Je tiens ça de Brel, qui entamait toujours son tour de chant par Amsterdam. Alors, tout le monde se disait Mais comment va-t-il s’y prendre pour gagner encore en intensité ?? Eh bien, il y arrivait. En plaçant la barre très haut dès le premier morceau, il ne se permettait aucun relâchement pour la suite de son tour de chant, il s’obligeait à se vider les tripes. Moi, je tente modestement de suivre sa voie, en retenant cette leçon de music-hall qu’il m a apprise. Alors j’attaque toujours avec ma chanson la plus forte. (Il chante) J’ai fait tous les métiers, voleur, équilibriste, maréchal des logis, comédien, braconnier, empereur et pianiste.?
Vous peignez ?
Oui, la barbouille, c’est mon truc. Je peinturlure depuis cinq ou six ans. J’ai toujours aimé les musées, j’ai visité des tas de galeries. Vous savez, j’ai toujours eu envie de peindre. J’ai toujours eu envie de plein de trucs, d’ailleurs. Heureusement, Noëlle, ma compagne, me freine. Ma dernière folie, c’était de devenir chef d’orchestre. J’ai beaucoup étudié, Mozart, Haendel’ Mais elle a su me dissuader. Pour moi, être peintre est très important, ça me permet d’avoir un regard différent sur le monde. Si je ne devais garder qu’une seule de mes activités, ce serait la peinture. C’est ce qui me plaît le plus. Depuis peu, j’ai un contrat moral avec
Adrien Maeght pour qu’il expose mes barbouilles dans sa galerie.
Mais ça va me faire mal au c’ur de les vendre. C’est pourtant l’étape suivante. Mais bon, je garde la tête froide. Je sais que chez Maeght,
les gens achètent parce que c’est chez Maeght, ils y achèteraient n’importe quoi.
Mais vous n’aviez jamais osé peindre auparavant, comme lorsque vous fréquentiez Picasso ?
Si, si, je voulais, mais c’était très difficile de se lancer à l’eau en côtoyant Picasso.
Avez-vous conscience de représenter un gros morceau de la culture française de ce siècle ?
Si j’en crois Jack Lang et François Mitterrand qui m ont décoré (sourire)? Le jour où Mitterrand m a remis ma médaille de chevalier de la Légion d’honneur, j’ai été stupéfait par sa mémoire. Il savait tout de ma vie professionnelle et privée, il en a parlé pendant quinze minutes, sans papier. Quelle culture !
Etes-vous toujours aussi engagé politiquement ?
Oui, je suis socialiste dans le c’ur, bien que n’étant pas adhérant au parti. Je tiens ça de mes parents. Le grand regret de ma vie, c’est d’avoir été trop jeune pour faire la guerre d’Espagne. Je n’ai pas réussi à tricher sur mon âge. J’ai triché sur mon âge pour la boxe et le karaté, mais pour la guerre, ça n’a pas marché.
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