Comment être pied-noir aujourd’hui, au moment où l’Algérie vit sa plus sanglante crise d’identité ? C’est l’interrogation cornélienne qui parcourt L’Autre côté de la mer, œuvre nuancée sur la génération des rapatriés, premier long métrage de fiction de Dominique Cabrera. Une caméra chevillée aux corps, attentive aux petits riens de la vie, insuffle poésie et […]
Comment être pied-noir aujourd’hui, au moment où l’Algérie vit sa plus sanglante crise d’identité ? C’est l’interrogation cornélienne qui parcourt L’Autre côté de la mer, œuvre nuancée sur la génération des rapatriés, premier long métrage de fiction de Dominique Cabrera. Une caméra chevillée aux corps, attentive aux petits riens de la vie, insuffle poésie et vivacité à cette vision panoramique.
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Au moment où le Festival de Cannes s’essayait à faire un bilan bien prématuré, dans plusieurs films présentés, de l’état des choses en Europe de l’Est (Bosnie en tête), la cinéaste Dominique Cabrera, passée à la fiction après plusieurs documentaires sur la banlieue (comme Une Poste à La Courneuve, 1994), se coltinait hardiment la question algérienne dans Cinémas en France. Un drame tellement chronique qu’il est devenu une routine pour les médias français. La routine du massacre… Tentant de mettre la question sur le tapis de façon presque objective, en tout cas exhaustive c’est un peu là où le bât blesse, on y reviendra , Dominique Cabrera prend le mal à sa racine : la colonisation et ses répercussions. Pied-noir elle-même, née en Algérie, elle se focalise naturellement sur cette communauté prise entre deux feux. « La chance paradoxale d’être d’origine pied-noir, dit-elle, c’est d’avoir fait l’expérience du racisme de deux manières : avoir éprouvé ce que c’est qu’être rejeté parce qu’on est né de l’autre côté de la mer, mais aussi avoir fait partie d’un groupe qui, en Algérie, ne se mélangeait pas avec l’autre. » Le film met donc l’accent sur ce double sentiment d’exclusion. Enfin, quand on parle d’accent de là-bas, dis ! , L’Autre côté de la mer ne sacrifie pas vraiment à la grasse pignolade style La Vérité si je mens… Pour le folklore Sentier, on repassera. D’ailleurs, le rôle principal, celui de Montero qui débarque de son Algérie natale, est tenu par Claude Brasseur qui n’a rien du pied-noir typique ; et si on retrouve ici l’emblématique Marthe Villalonga qui joue la sœur de Montero, elle reste parfaitement en retrait, avec un accent discret, dans un registre grave et retenu qu’on lui connaît depuis ses belles prestations chez Téchiné.
Claude Brasseur est donc Georges Montero, petit entrepreneur pied-noir, directeur d’une conserverie (et producteur d’huile d’olive) à Oran, qui se rend pour la première fois à Paris pour y subir une opération de la cataracte. Ce seul énoncé contient déjà deux paradoxes : d’abord le fait qu’un pied-noir puisse avoir aujourd’hui le courage ou l’inconscience de rester en Algérie en pleine tourmente, au moment où un Occidental, et de surcroît un ex-colon français, risque à tout moment la mort violente. Une équation que posait déjà Cabrera dans un moyen métrage documentaire de 1992, Rester là-bas, sur les pieds-noirs qui n’ont pas quitté l’Algérie… Par ce biais, la cinéaste nous montre que la réalité algérienne n’est pas exactement celle que les médias réducteurs (pléonasme) nous décrivent. Certes, la terreur règne là-bas et le film ne se prive pas de le répéter (notamment quand on voit des Algériens effondrés par la nouvelle de l’assassinat de proches au pays). Mais en même temps, la vie continue. Elle est même plaisante pour Montero, jusque-là épargné, qui n’imagine pas d’abandonner ses habitudes méditerranéennes, ses anisettes à la terrasse des cafés oranais, pour la grisaille parisienne où végète le reste de sa famille. Le deuxième paradoxe, c’est Claude Brasseur. Bonne surprise. Celui qu’on a trop souvent vu en flic gueulard fait merveille dans ce personnage de petit pied-noir vieillissant, avec des lunettes grosses comme des loupes, déphasé, mais aussi toujours irascible, grincheux. « Ce n’est pas un film sur Claude Brasseur, dit la réalisatrice, mais c’est un film sur sa façon de bouger, d’être, les poils de ses bras, son sourire… » Effectivement, le début de L’Autre côté de la mer, qui décrit l’arrivée de Montero à Paris, est plus un portrait attentif de ce personnage qui ressemble tant à l’acteur qu’une exposition du problème algérien dans toute son étendue. Que Montero se fasse opérer des yeux n’est pas anodin : au début, on voit la France à travers son regard malade. En arrivant dans la capitale, ce vieux célibataire habitué à ses aises semble engoncé, gêné dans ses mouvements comme un oiseau en cage ; il bougonne dans sa chambre d’hôtel médiocre. Quand il rend visite à sa famille expatriée, on le sent aussi enthousiaste que lorsqu’il passe sur le billard…
Puis tout bascule. Après une opération de la cataracte dont Cabrera ne nous épargne pas les détails les plus concrets et pénibles, Montero « retrouve la vue ». Il voit enfin ce qui se passe autour de lui : la souffrance des rapatriés qui ont laissé une partie d’eux-mêmes au pays et celle des Algériens qui n’ont pas coupé le cordon ombilical avec la mère patrie… On entre dans le vif du sujet. Mais du coup, le film devient plus théorique. Il semble vouloir explorer toutes les ramifications du problème à la fois. Pourtant, le regard documentaire de la cinéaste, sa façon de pointer les petits riens de la vie quotidienne et de ménager des instants de poésie élémentaire permettent d’éviter le film-dossier. Bien sûr, au début, on est un peu dubitatifs quand on découvre que le jeune chirurgien qui opère Montero est justement un Beur, qu’il s’appelle Tarek et que, contrairement à Montero, il ne parle pas l’arabe. Bien qu’interprété par un Roschdy Zem étonnamment sobre, enfin sorti de ses rôles de camés et autres zonards (jusqu’au prochain dans Clubbed to death de Yolande Zauberman), le personnage incarne trop idéalement l’antithèse de Montero. Mais une fois ce constat passé, on oublie vite le poids symbolique de la confrontation des deux personnages d’ailleurs, eux-mêmes en plaisantent. Il s’établit entre eux un très fort rapport de filiation, une relation père-fils qui est l’occasion des meilleurs moments du film, notamment le voyage dans le Midi, où Tarek accompagne Georges acheter un pressoir à huile d’olive. Cette virée, parenthèse dans le récit, est l’occasion pour la cinéaste de se livrer à quelques incursions dans le réel, détachées de l’enjeu dramatique du sujet central. La formation de documentariste de Cabrera l’entraîne naturellement dans les marges de la fiction… Au milieu d’une oliveraie du Midi, on voit une famille qui pique-nique : moment privilégié, bonheur simple. Un peu plus loin, Tarek et Georges prennent en stop des gamins qui vont au foot. Georges discute avec eux, décontracté. Tarek et lui accompagnent même les enfants jusqu’au terrain et prennent un plaisir visible à les regarder jouer, épanouis…
Dommage qu’ensuite le film revienne à la fiction lourde (de sens). On entre alors dans un schéma presque policier (magouilles, chantage, altercations, bagarres), qui a le défaut majeur d’être un prétexte pour faire défiler un « panel représentatif » de la société algérienne. Outre Tarek, le Beur BCBG marié à une Française, intégré au point d’avoir oublié ses racines, on a Belkacem, patron d’un bistrot de Barbès, intégré aussi à sa manière ; son frère, intégriste barbu ; Boualem, fonctionnaire des impôts, métaphore vivante des compromissions du régime algérien actuel ; un mafieux maghrébin ; sans parler des petits Beurs en survêtement hip-hop qu’on retrouve parmi les vieux Maghrébins dans le café de Belkacem… Avouons que cela fait beaucoup pour un seul film, même si Cabrera a l’intelligence c’est ce qui sauve vraiment le film d’intégrer ces figures types, et toutes les casseroles symboliques qu’elles traînent derrière elles, dans la trame du quotidien, dans la vie de famille un peu compliquée des personnages. Quelques réserves qui ne sont suggérées que par l’aspect démonstratif du scénario. Dans la pratique, la cinéaste nuance l’exposé et parvient à insuffler la vie à ces figures exemplaires, grâce au filmage, grâce à, explique-t-elle, « un désir de m’approcher des choses, des gens, d’être physiquement comme au milieu, avec eux, une façon de respirer, de trembler avec les personnages ». Cela, on le voit très bien dans des scènes de parties de cartes avec Brasseur et des piliers de bistrot, totalement improvisées, d’un naturel confondant. Et puis, la grande qualité de L’Autre côté de la mer critère essentiel entre tous est de montrer une évolution constante chez les personnages, d’un bout à l’autre du récit : « Le film, c’est comment, d’écho en écho, ce qui bouge chez les uns fait bouger quelque chose chez les autres… » Et puis Dominique Cabrera a su éviter le point d’orgue tragique attendu en ménageant une fin ouverte. Georges Montero rentrera-t-il en Algérie au risque de sa vie, ou décidera-t-il de rester en France ? Inch Allah !
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