Pour ce qu’il est différent, autre, dans sa façon de ne pas s’auteuriser, de ne pas se monumentaliser, de ne pas céder au bon goût, Chahine peut tout : par exemple présenter à Cannes en ouverture d’Un Certain Regard une gâterie politique, totalement radicale, d’une férocité noire et d’un déterminisme frondeur qui ne va pas […]
Pour ce qu’il est différent, autre, dans sa façon de ne pas s’auteuriser, de ne pas se monumentaliser, de ne pas céder au bon goût, Chahine peut tout : par exemple présenter à Cannes en ouverture d’Un Certain Regard une gâterie politique, totalement radicale, d’une férocité noire et d’un déterminisme frondeur qui ne va pas sans rappeler Jean-Marie Straub. Mais qui sait être, dans le même temps, une réinterprétation du (grand) cinéma populaire égyptien, un détournement terroriste du clip dansé, du film de mariage, de la novelas télévisuelle et de son ancêtre le roman-photo, de la pub. Bref, il ose le mariage en grande pompe de la carpe et du lapin, faire le lien entre l’un… et l’autre.
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Love story loukoum ou tragédie grecque relue aux oriflammes du mélo ? L’erreur serait de décrire comme kitsch ce film autre, aux insistances et aux maladresses magiques, et dès lors de se leurrer complètement puisqu’il est plus malin, animé à la fois d’une grande bonté et d’une méchanceté salvatrice. D’une part, le kitsch, depuis Moretti, ne nous suffit pas et, d’autre part, il n’a pas de sens premier ici, à moins de ne rien vouloir voir ni entendre des interrogations du film et de son mouvement nécessaire pour une écoute plus large en Egypte.
Ce goût écoeuré pour l’ornement qui parfois traverse l’image est une fausse trappe, tant c’est avant tout aux Egyptiens que le film s’adresse, et il le fait avec la langue audiovisuelle connue, pratiquée, parlée, vue le Proche-Orient est depuis longtemps totalement satellisé, livré aux nombreuses chaînes câblées, à un marché vidéo anarchique ; le terme cinéma y a d’ailleurs été remplacé par celui d’audiovisuel.
Chahine filme sans cynisme mais, sinueusement, il s’infiltre dans les discours des autres, ces autres qui ne voudraient plus qu’un, eux, à la place de tous. Il leur donne la parole puis la parasite, ou plutôt la laisse se parasiter d’elle-même. Il fait un cinéma très peuplé à l’intérieur de lui-même, le rendant praticable par tous et surtout par ceux que le cinéma n’intéresse plus depuis longtemps, ceux-là même qui, d’un côté comme de l’autre, ont laissé s’aggraver le creuset entre les classes sociales, entre les degrés de savoirs, ceux qui n’écoutent plus l’artiste, le poète, le chanteur, l’architecte, le cinéaste.
Chahine évolue entre deux eaux troubles, dans la confusion de ceux qui veulent soit vendre l’Egypte aux Américains, soit se confiner dans son pendant contraire, son retour immobile et bête, l’intégrisme aveugle, terroriste, pour chasser tout ce qui, de près ou de loin, ne ressemble pas à un signe d’égyptianité pur, pour féconder une race totalement incestueuse et Dieu sait si, dans L’Autre, la tentation d’inceste est surgissante. Pour faire parler ceux-là, les lier et les délier, il trouve quelque chose dans la forme qui aille avec le sens : affirmer jusque dans ses limites un style impur mais complexe, égyptien mais aussi hollywoodien (la comédie musicale comme marotte favorite), ce style insaisissable d’emmerdeur-né, de jouisseur inquiet, de danseur, de monteur, de montreur… de lumières, d’ombres.
Chahine rit, de colère, de tension, d’épuisement. Il carbure à l’énergie du désespoir. Ce n’est rien ici de dire que L’Autre est fait d’un mouvement d’ouverture désespéré mais vif, qu’il est une plaie réactive, occupée par le souci de convaincre, de trouver écoute même si sa fin est totalement sombre, déprimée, même si parfois le populisme ou la caricature le guettent : qu’est-ce qui fait lien encore en Egypte, entre Egyptiens, pour continuer à croire en une terre et surtout en ceux qui l’ouvrent au monde ? Comment être égyptien aujourd’hui encore, après l’attentat de Louxor, après l’orage intégriste ? Comment continuer à être cet Egyptien malin, ce conteur hâbleur ?
C’est là que le film, à l’image d’une Egypte rêvée, s’invente une voie, dans le mouvement et le partage, dans les sentiments les plus contradictoires, un peu à l’image du Dr Edward Saïd qui ouvre le film : Palestinien et Américain à la fois, Oriental et contemporain, à la droite de Vincente Minnelli et à la gauche de Naghib Mafouz, paradoxal et libre. Comme Chahine. Comme l’Autre.
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