Montage de films de propagande de la dictature roumaine, qui montre comment l’imagerie officielle finit par se retourner contre son investigateur.
A partir d’un montage d’images d’archives, on peut réaliser des documentaires historiques qui ressemblent à des superproductions romanesques : telle est l’une des leçons du formidable film d’Andrei Ujica consacré à la Roumanie et à son dictateur.
L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu, c’est donc trois heures d’archives officielles, publiques et intimistes, balayant une période allant de l’avènement de Ceausescu au sommet de l’Etat et du PC roumain (1965) à la chute du régime (1989). Et pas une seconde d’ennui.
On voit, bien sûr, les grandes cérémonies officielles, anniversaires, défilés du 1er Mai, congrès du PC, discours à l’Assemblée, toute une mise en scène grandiose et solennelle du pouvoir qui s’apparente autant au cinéma soviétique qu’aux codes hollywoodiens classiques.
Au milieu de ces images monumentales, les discours de Ceausescu résonnent de toute leur langue de bois, à coups d’“avenir radieux”, de “chemin lumineux du socialisme”, de “matérialisme historique” et autres formules mécaniquement extraites du bréviaire marxiste.
Hier, des foules y croyaient aujourd’hui, ces mots se figent dans le grotesque. Le temps est l’un des coauteurs ironiques du film. Mais comme le rappelle Andrei Ujica, “au début de son règne, Ceausescu était populaire. Il s’était opposé en 1968 à l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, l’économie se développait bien, la Roumanie faisait 11 % de croissance par an ! Sa biographie est très classique, comme dans un roman du XIXe : la montée, puis la chute.”
Il est d’ailleurs frappant de voir des scènes de foules en liesse, des fêtes foraines joyeuses, des séquences où la jeunesse roumaine danse le rock et le twist quasiment à l’unisson pop de l’Occident des sixties.
C’est à partir des années 1974-1975 que les choses vont se gâter pour la Roumanie et son chef : défilent dans le film la crise économique, le tremblement de terre de Bucarest, les crues du Danube, le décès de la mère de Ceausescu… Petit à petit, le dictateur s’isole du peuple, perd le sens des réalités, investit des sommes colossales dans ses projets de palais pharaoniques, n’a plus pour seul but que sa propre perpétuation, comme le résument ses spectaculaires mais effrayantes visites en Corée du Nord.
“Je crois à la dimension shakespearienne des dictatures, poursuit Ujica, parce que le tyran a toujours une dimension tragique : il est prisonnier de son pouvoir, de sa croyance, de son idéologie. Je ne cherche pas à minimiser les crimes de Ceausescu, mais j’essaie de montrer une perspective plus large. La culpabilité résidait plus dans l’idéologie elle-même que dans la personne de Ceausescu.”
Le plus saisissant dans le film, ce sont les passages intimistes, des “home-movies d’Etat”, dit Ujica, montrant les Ceausescu à la plage, dans des cocktails, à la montagne, jouant (très mal) au volley… On croirait alors feuilleter Paris Match, ou regarder de vieilles actus Gaumont consacrées au Festival de Cannes à la vision de ce couple presque glamour, tels des Kennedy de l’Est, même si Elena (jeune) a en fait des airs de Ségolène Royal.
En montrant de telles images, plutôt que les exactions de la Securitate ou la pauvreté d’un peuple bâillonné, Ujica ne craignait-il pas de donner une image trop flatteuse d’un régime oppressif ?
“Mon titre joue cartes sur table : c’est une autobiographie de Ceausescu, pas une critique vindicative du communisme. Par ailleurs, dénoncer le régime de Ceausescu trente ans après, ce n’est pas passionnant, tout le monde connaît ça. Et puis je ne disposais pas d’archives critiquant Ceausescu, et pour cause, puisqu’elles étaient contrôlées par lui.”
Pour autant, Ujica revendique avec raison la dimension romanesque de son film, dont l’ampleur épique a plus de rapport avec Le Guépard, Barry Lyndon ou Casino qu’avec un docu du type “Roumanie terre de contrastes” ou “Perspectives et impasses du matérialisme dialectique”.
“J’étais dostoïevskien, explique le cinéaste, mais un jour, j’ai découvert Guerre et Paix de Tolstoï, qui m’a fait comprendre qu’on peut mieux s’approcher des complexités de l’histoire par des moyens esthétiques et romanesques.”
Si le film d’Ujica montre que les dictateurs finissent toujours par tomber, résonnant ainsi avec l’actualité du monde arabe, il appartient aussi à une époque révolue. Les petites caméras numériques ont accompagné la chute de Ceausescu, alors qu’internet est un élément-clé des révoltes arabes.L’évolution technologique rend aujourd’hui impossible une mise en scène univoque du pouvoir telle qu’elle fut accomplie par le régime Ceausescu.
L’Autobiographie de Ceausescu montre ce grand spectacle du pouvoir ordonné par lui-même, mais aussi le travail du temps qui retourne cette mise en scène contre elle-même. Dans un même mouvement, le souffle de l’histoire et le souffle du cinéma.