En l’an 2000, les ouvriers et le travail à la chaîne existent toujours. C’est ce que nous rappellent simultanément un premier long métrage, Ressources humaines de Laurent Cantet, et le livre de deux sociologues, Retour sur la condition ouvrière. Le réalisateur et les deux chercheurs confrontent ici leurs expériences et leurs points de vue.
Un film et un livre viennent faire un heureux contrepoint à la publicité pour la Xantia Picasso qui passe actuellement sur nos écrans de télé. On y voit des robots « intelligents » peindre des carrosseries avec la fantaisie du grand peintre espagnol, avant que le contre-maître n’apparaisse et qu’ils se remettent diligemment au boulot… Vision d’une usine automobile d’où l’homme serait enfin débarrassé par la machine de la pénibilité des tâches images, hélas, nullement réalistes ; voire carrément mensongères.
Le travail à la chaîne existe toujours ; ses conditions ne se sont pas améliorées, tout au contraire. L’actuelle faiblesse, politique, syndicale, de la classe ouvrière, son manque d’appui et de représentation dans le monde intellectuel n’arrangeant en rien les choses. C’est donc la première force de Ressources humaines, le premier long métrage de Laurent Cantet, programmé sur Arte dans le cadre d’une série intitulée Au travail et désormais visible au cinéma, d’avoir choisi pour cadre une usine. S’il ne s’agit pas d’un film sur le travail, c’est en revanche un remarquable mélodrame social sur la classe ouvrière, ses déchirements, son absence de mémoire, la fin de sa fierté et de sa culture. L’histoire : fils d’ouvrier ayant réalisé des études supérieures, Franck se retrouve en stage dans l’usine de son père. Le voilà donc du côté des patrons et des cols blancs, s’asseyant à leur table à la cantine, tandis que son père partage celle des ouvriers… Pourtant Franck n’est plus socialement d’aucun côté : ses racines le ramènent aux ouvriers quand ses études l’en éloignent. Dans le cadre de son stage, il travaille sur le passage de l’entreprise aux 35 heures et assiste dans la solitude la plus grande, et le déchirement le plus intense, aux négociations entre patronat et syndicats. C’est un rebondissement scénaristique guère crédible qui le repositionnera soudain auprès des siens : mais pour combien de temps ? Le film se termine, faussement optimiste, après qu’on a beaucoup pleuré.
De leurs côtés, les sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux publient Retour sur la condition ouvrière. Le résultat d’une longue enquête et de nombreux entretiens avec les ouvriers des usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard. Un retour fulgurant, puisqu’on y lit, jusqu’à l’effroi, la souffrance à la fois psychique, physique et intellectuelle de ces ouvriers confrontés à de nouvelles et terribles organisations de travail à flux tendu. La condition d’ouvrier existe toujours, mais la désagrégation pour de multiples raisons analysées dans cette étude de la classe ouvrière rend cette condition plus dure encore.
En lisant ce passionnant ouvrage, on est surpris de la justesse des analyses à l’oeuvre dans le premier long métrage de Laurent Cantet, même si celui-ci avoue modestement n’avoir guère fait de recherches avant de tourner. Du coup, un dialogue croisé entre le réalisateur et les deux sociologues s’imposait. Le voici.
Laurent Cantet, cela vous taraudait-il de parler de la classe ouvrière et du monde du travail ?
Laurent Cantet Au départ du film, il y a l’idée du père et du fils, c’est-à-dire cette histoire de déclassement social et de honte. Par ailleurs, j’avais le sentiment que l’usine au cinéma était plus souvent le décor d’un film que son sujet réel. Fouiller les rouages de ce petit monde m’a donc intéressé. L’écriture s’est faite en plusieurs étapes : d’abord un premier jet, une continuité non dialoguée que j’ai menée seul, retravaillée une première fois avec le scénariste Gilles Marchand en ayant pour seul souci d’élaborer la colonne vertébrale du film. Comme nous ne savions pas encore où nous allions tourner, tout ce qui concernait l’ambiance réelle de l’entreprise était absent de cette mouture. Mais l’idée du père ouvrier et du fils revenant payer son tribut à la famille et affronter la réalité de son père a été à l’origine du projet. Cette schizophrénie sociale que vit Franck m’intéressait, cette difficulté à assumer cette image de soi, cette honte de sa honte…
Le mot « honte » est aussi un mot clé dans votre étude, Stéphane Beaud et Michel Pialoux.
Michel Pialoux C’est un sentiment central, comme le montre bien l’entretien du moniteur que nous reproduisons à la fin du livre. Dans une usine, un moniteur, c’est quelqu’un à qui on donne une prime de 300 à 500 f par mois pour aider les autres dans ces nouvelles organisations « à la japonaise », en flux tendu. Dans les vieilles usines comme Renault ou Peugeot, où l’âge moyen de l’ouvrier se situe entre 45 ans et 50 ans, il faut des jeunes pour stimuler, dynamiser, pousser les vieux au travail. Ces jeunes sont donc utilisés de façon délibérément cynique, et cela les met dans des situations impossibles. Ce moniteur raconte les clivages, les contradictions dans lesquels il vit ; et lorsque je l’ai vu, j’avais réellement la trouille, parce qu’il parlait de se suicider. Au coeur, il y a cette contradiction : d’une part il a voulu monter en grade, il a fait le fayot il a en outre le mépris de ces vieux qui picolent, avec lesquels il ne veut pas passer le temps de pause , d’autre part, ces gens-là sont à l’image de son père, lui-même ouvrier, qui a passé trente ans dans un atelier de fonderie, une activité terrible.
Ce rapport entre les jeunes et les vieux ouvriers a l’air très mal vécu.
Stéphane Beaud Les jeunes, dans le film, quand on leur demande de faire grève, répondent « On ne peut pas, on est jeunes. » C’est la réalité. Etre jeune, cela signifie aussi être fragilisé par un statut social et juridique : CDD ou intérim. Si bien que pour beaucoup l’usine, c’est peut-être l’horreur, mais c’est également un boulot, l’assurance d’un salaire, même s’il n’est pas assez important ; bref, c’est une stabilisation dans l’emploi que n’ont pas les autres jeunes. Il faut raisonner en termes d’espace social des jeunes : un jeune ouvrier stabilisé est mieux placé qu’un jeune précaire qui, lui, ne peut pas accéder au crédit, construire une vie de famille. Combien voit-on d’enfants d’ouvriers qui, aujourd’hui, sont obligés de rester chez leurs parents jusqu’à 24, 25 ans, alors que la génération de leurs pères connaissait au contraire la précocité dans le travail, le mariage, les enfants…
Michel Pialoux Parmi les équipementiers autour de Peugeot-Sochaux, il faut bien voir qu’il y a une fraction importante d’ouvriers qui ont le Deug et qui se retrouvent à la chaîne, payés au Smic, sans possibilité de promotion, contrairement à l’ancien système où d’Ouvrier spécialisé on pouvait devenir Ouvrier professionnel. Et le niveau de diplômes va encore monter, surtout chez les filles !
Quand on voit le film de Laurent Cantet et quand on lit votre livre, messieurs, on est encore saisi par l’attachement, dans des conditions pourtant terribles de production, de l’ouvrier à ce qu’il fabrique.
Laurent Cantet J’ai une anecdote à ce propos. Quand on cherchait une usine pour le tournage, on a rendu visite à un équipementier en région parisienne. Le patron était très heureux de nous montrer un poste de travail en particulier : celui où on fabriquait des appuie-tête pour les Renault. Et il avait un trémolo dans la voix pour nous raconter que trois jours plus tôt il avait vu pour la première fois une des pièces fabriquées par l’usine apparente dans une voiture. Cela avait été un bonheur énorme pour lui et avait redonné de l’élan à l’ensemble de sa boîte : voir leur travail, eux qui, jusqu’à présent, ne fabriquaient que d’invisibles boulons… Moi, dans le film, je tenais à ce que le produit fini soit le plus abstrait possible, afin que le père ait moins d’attachement à l’objet qu’à l’idée même de son travail. Qu’il ait de la foi dans la valeur sociale du travail.
Stéphane Beaud Ce qui est intéressant dans ce personnage de père, c’est que ce n’est pas un ouvrier militant ni un ouvrier complètement fayot, c’est un ouvrier ordinaire. Ce sont des gens que, nous, en tant que sociologues, nous avons du mal à interviewer.
Laurent Cantet Parce qu’ils sont gris.
Stéphane Beaud Ce qui nous frappe aussi, toujours en tant que sociologues, c’est le refus des jeunes d’endosser aujourd’hui l’identité ouvrière. Le mot ouvrier a pratiquement disparu. On dit : opérateur. Ou alors l’expression qui revient le plus dans les entretiens, c’est « Moi je suis simple ouvrier. » On minimise. On voit bien la dévalorisation du mot, et les jeunes la prennent de plein fouet…
Michel Pialoux … Avec l’idée qu’ils vont échapper à cette condition, même s’ils ne savent pas trop comment. Chez les équipementiers, au moment des concours administratifs, une grande partie de l’usine est désorganisée parce que les jeunes vont passer des concours pour devenir gendarme ou postier. Ils ont très peu de chances mais ça ne fait rien… C’est pour ça que les CDD ou l’intérim ne les scandalisent pas. Ils ne sont pas contre le fait de rester un moment dans le provisoire. Et, d’un point de vue statutaire, les entreprises jouent complètement avec cette disposition-là.
Peut-on parler à l’usine d’une rupture avec le taylorisme ?
Michel Pialoux Non. On peut parler de néotaylorisme mais on ne quitte pas la doctrine. Elle prend seulement d’autres formes, plus dures. Toutes ces organisations à flux tendu, avec une présence de l’électronique, sont beaucoup plus stressantes. Les maladies professionnelles chez ces équipementiers croissent à une allure vertigineuse, et c’est un effort physique et mental bien supérieur à celui qui était demandé il y a vingt ans. Cela dit, il y a des changements, ne serait-ce que les formes d’abdication des gens. Car ce nouveau système, plus ou moins d’inspiration japonaise, exige une implication des ouvriers. D’où la mise en place des stratégies très perverses de repérages de qualité, de primes de groupes, etc.
Laurent Cantet Avant de décider que le film allait s’inscrire dans l’histoire de l’arrivée des 35 heures, j’avais l’idée de le placer dans le cadre de l’installation d’un cercle de qualité dans une usine, avec justement toute cette implication demandée, cette logique de suggestion.
Michel Pialoux Cette logique d’implication est terrible pour les vieux ouvriers. Une part d’eux-mêmes a envie d’y aller, mais au bout d’un moment ils se rendent compte de l’effet terrible de cette forme de travail sur eux.
Stéphane Beaud La mise en place des primes individuelles, institutionnalisées dans les usines, a eu un effet objectif de désunion ouvrière. Quand vous enlevez une prime à quelqu’un qui a mal fait son travail pour la donner à quelqu’un qui l’a bien fait ; lorsque vous offrez une prime collective que vous faites sauter si jamais un seul des ouvriers accomplit mal sa tâche, eh bien, objectivement, les ouvriers se retrouvent à devenir concurrents les uns des autres. C’est le leitmotiv qu’on entend depuis dix ans en usine : il n’y a plus d’ambiance, c’est chacun pour soi et c’est chacun sa merde. C’est le terme qui revient tout le temps.
Des primes relativement dérisoires, qui plus est…
Stéphane Beaud 70 f par semaine !
Laurent Cantet Au cours du tournage, on a pas mal discuté avec les gens qui travaillent dans l’usine, notamment les jeunes qui se défoncent sur les presses à longueur de journée, à qui on disait « Le soir, vous devez quand même être vidés » et qui répondaient « Non, c’est rien. S’il n’y avait pas les vieux, on en ferait le double. » Il y a une sorte de stakhanovisme assumé de leur part.
Stéphane Beaud Oui, et ce stakhanovisme, on peut l’interpréter par rapport au sentiment de dévalorisation que beaucoup de ces jeunes ont en entrant à l’usine. Par cet effort, ils prouvent aux autres et à eux-mêmes qu’ils valent quelque chose, c’est vécu comme une sorte de prouesse.
Michel Pialoux Le problème essentiel, c’est comment obtenir les gains de productivité annoncés. Au début des années 80, Jacques Calvet a dit « A Peugeot, il nous faut 12 % de gain de productivité par an. » Ordre diffusé à toute la hiérarchie, et en bout de chaîne, les ouvriers devaient tenir. D’où la volonté d’éliminer les vieux ouvriers parce que les jeunes sont plus frais physiquement, ils tiennent le coup. Le rêve de Renault et Peugeot, c’était que l’Etat prenne en charge le remplacement d’ouvriers âgés par de plus jeunes, avec des logiques de préretraites. En fait, un des grands éléments stratégiques a été le développement de la sous-traitance et de la délocalisation. A Sochaux, on a « sorti » un certain nombre d’opérations garniture, fonderie, etc. pour les donner à de nouvelles usines qui, elles, n’embauchent que des jeunes. On choisit des gens vulnérables socialement des mères célibataires, par exemple , on élimine les enfants d’immigrés, les enfants de syndicalistes, les directeurs des ressources humaines se refilant les renseignements. C’est une réorganisation. Parce qu’au niveau de la robotisation des usines, depuis quinze ans, on n’avance plus. On serait même plutôt revenu en arrière, pour des raisons de rentabilité, et surtout de qualité.
Quand, dans le film, Franck dit « J’ai grandi à l’ombre de l’entreprise », on se demande si cette culture d’entreprise existe encore.
Stéphane Beaud Encore récemment, j’ai pu observer l’attitude des syndicats par rapport aux colonies de vacances d’entreprise. La CFDT, la CGT et FO défendaient à fond ces colonies, parce que c’est du collectif, de la socialisation où les enfants de militants deviennent animateurs de colonies et transmettent ainsi des valeurs alors que les syndicats patronaux étaient, eux, pour l’individualisation et les chèques-vacances. Mais en quinze ans, à Sochaux, toute cette culture ouvrière a pratiquement disparu. La bibliothèque du Comité d’entreprise qui faisait la fierté des militants CGT, parce qu’ils y avaient découvert les poètes russes Maïakowski, etc. , a disparu quand les syndicats réformistes patronaux ont pris le contrôle du CE à la fin des années 80.
Laurent Cantet, quel travail avez-vous fait avant de tourner ?
Laurent Cantet Je n’ai pas le sentiment d’en avoir fait énormément. J’ai plutôt eu des intuitions avec l’envie de les vérifier. Et effectivement, les comédiens qui, pour un grand nombre d’entre eux, ont été ou sont encore ouvriers ont validé mes idées lors du tournage. La déléguée syndicale CGT est une véritable déléguée syndicale CGT qui anime le comité de chômeurs de Bagnolet. Le comédien qui joue le père a été ouvrier dès l’âge de 16 ans, puis est devenu « électro » à la Comédie-Française. Comme le personnage, il a ce souci du travail bien fait, ce rapport maladif à la ponctualité, aux choses réglées.
Et le patron ?
Laurent Cantet C’est un vrai patron, qui a une boîte de ferronnerie. Il a su que ce casting avait lieu et l’idée l’a amusé. Je lui ai demandé de m’embaucher puis de me virer, il a été assez convaincant. Plus tard, avec la syndicaliste CGT, je leur ai demandé de me faire partager un comité d’entreprise. C’était la première fois qu’ils se rencontraient mais, très rapidement, les arguments sont arrivés et la scène qu’on voit dans le film n’est qu’une version très douce de ce qu’ils ont fait ce jour-là.
Vous avez visité de nombreuses usines avant d’en trouver une qui accepte le tournage. Qu’avez-vous ressenti lors de ces visites ?
Laurent Cantet J’avais d’un seul coup un sentiment très gênant pour moi d’exotisme. J’ai eu du mal à accepter l’idée que l’usine soit un monde qui me soit aussi étranger que ça. D’un coup, quelque chose me sautait à la gueule. Dans la plupart des boîtes que j’ai visitées, il y a beaucoup de jeunes et je ne pouvais pas m’empêcher de penser « Leur vie a commencé et va finir là… » Il y a quelque chose de très frappant dans ces visites où l’on est généralement accompagné par le patron : ce sont les regards des ouvriers, des regards fuyants, qui n’ont pas le temps de se poser longtemps sur vous à cause de la machine qui dicte le rythme, et tu te sens mal. A mi-chemin entre la compassion et la révolte avec l’envie d’aller leur parler tout en écoutant le patron qui discute des améliorations substantielles de son organisation de travail. Au demeurant, si on a été autorisé à tourner dans une usine, c’est que le patron faisait du tournage une vraie stratégie de communication interne. La création d’un événement qui allait souder les équipes, donner une certaine fierté à ses employés.
Pourquoi de nombreuses usines ont-elles refusé le tournage ?
Laurent Cantet Certaines parce qu’elles refusaient de voir un piquet de grève s’installer, ne serait-ce que fictivement, aux portes de l’usine. D’autres parce que l’image du patron, telle qu’elle est décrite dans le scénario, leur paraissait inacceptable. Moi, j’ai joué la transparence complète, je ne voulais pas biaiser au départ pour être bloqué au bout de deux jours de tournage. Je mettais cartes sur table.
Stéphane Beaud Aujourd’hui l’usine n’est guère ouverte qu’aux consultants. En revanche, l’attitude des syndicats est aujourd’hui plus conciliante : ils se cherchent des alliés.
Laurent Cantet Je me souviens d’un sujet dans l’émission Qu’est-ce qu’elle dit Zazie ?, à propos d’un atelier d’écriture qu’un écrivain mettait sur pied avec les jeunes et les vieux d’un village, afin de se réapproprier la mémoire de l’usine. Il s’était rendu compte que lui, étant gosse, amenait le sandwich du père à midi dans l’usine, ou bien assistait à des sapins de Noël dans l’atelier, alors que les gosses d’aujourd’hui n’avaient jamais dépassé les grilles de l’établissement et qu’ils avaient totalement perdu ce lien avec le travail du père.
Michel Pialoux Absolument, il y a une panne de transmission. Le père a honte, car dans ces usines-là, le seul qui soit valorisé, c’est l’ingénieur ou le technicien. A Sochaux, par exemple, il n’y a plus d’Ouvrier professionnel, alors qu’auparavant ce groupe fondait la fierté ouvrière. Ce sont les OP qui devenaient militants chrétiens ou communistes.
Laurent Cantet A propos de la perte de professionnalisation, je me souviens que lorsque j’ai demandé si mon comédien pouvait prendre place devant la machine et si on pouvait rapidement le former de manière à ce qu’il soit efficace et réaliste, le patron m’a répondu sur un ton de dédain « Oh, en une heure, il fera aussi bien que mes ouvriers qui font ça depuis trente ans… »
Stéphane Beaud Oui… Tout à l’heure, on réfléchissait sur la honte. Il faudrait aussi ajouter la peur. Autrefois, les OP n’avaient pas peur de perdre leur boulot. Alors que ces OS, ces ouvriers interchangeables la force de travail simple, si l’on peut dire , ont peur : soit d’être mis sur un poste plus dur, soit d’être licenciés, soit que leurs mômes ne réussissent pas à l’école. Ces peurs cumulées fondent aussi leur honte.
Un mot sur les 35 heures qui sont aussi une des problématiques du film…
Laurent Cantet Quand on a commencé à écrire il y a deux ans, les 35 heures étaient déjà à l’ordre du jour. Mais quand j’ai dit à la production que les 35 heures allaient déclencher des problèmes sociaux et entraîner des rebondissements scénaristiques, on m’a regardé avec de grands yeux, en m’expliquant que les syndicats allaient forcément cautionner une réforme qui allait dans le sens du progrès social. Bref, que ce n’était pas réaliste… J’ai quand même tenu tête et malheureusement la réalité nous a un peu rejoints…
Ce qu’on voit dans le film, avec les 35 heures, c’est que la notion de loisirs impliqués par la réduction du temps de travail est une notion de classe.
Michel Pialoux Oui, la notion a un sens dans un monde bourgeois mais pas dans ce monde ouvrier.
Stéphane Beaud Une amie a fait sa thèse sur « Le Travail à côté » dans le monde ouvrier. Les ouvriers passent leur temps à se trouver des activités, il y a chez eux un goût de l’activité pour se prouver qu’on fait quelque chose à côté de l’usine, et inversement un dégoût du loisir en tant qu’oisiveté. On se sent mort quand on est assis devant la télé.
Laurent Cantet Oui. Je me souviens que, chez un copain dont les parents sont assez âgés, il y a un tableau au point de croix qui trône au- dessus du canapé et qui est vraiment la devise de la maison : « Des mains désoeuvrées font l’oeuvre du diable. »
Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard (Fayard), 468 pages, 140 f.
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