[mise à jour du 25 avril ] Le cinéaste Laurent Cantet nous a quittés ce jeudi 25 avril. En 2008, nous le rencontrions au lendemain de sa palme d’or pour “Entre les murs”.
Après sa Palme d’or, Laurent Cantet, nous a accordé un entretien dans lequel il évoque Sean Penn, les tentatives de récupération par Albanel et le « cinéma du milieu ».
Alors cette Palme ?
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ILaurent Cantet – l y avait cette idée d’un prix spécial pour l’interprétation puisqu’on nous avait parlé des enfants, on se doutait qu’il y avait quelque chose. Il y a eu une espèce de suspens assez incroyable, jusqu’au moment où il ne restait plus grand chose à recevoir avant la Palme, et où on commençait à y croire réellement. Et puis voilà, on l’a eue. Une joie immense.
Vous avez pu parler avec Sean Penn ?
Après la Palme il y a une espèce de parcours dans les dédales du palais pour rencontrer les journalistes les uns après les autres. J’ai rencontré Sean Penn à la fête qui a suivi. Il m’a répété à peu près ce qu’il avait dit sur scène, qu’il avait été submergé par les élèves, les acteurs… Et puis il s’est passé un truc très très drôle, qui a mis fin a notre discussion : de loin, il a aperçu l’une des actrices, Esmeralda, qui dit dans le film qu’elle veut devenir policier, il est allé vers elle et lui a dit « I don’t speak to the cop » (« je ne parle pas à un flic »). Esmeralda ne s’est pas démontée, elle a juste mimé un flingue et l’a descendu. A partir de là, il a beaucoup rigolé et on a arrêté de parler. On sentait une chaleur chez lui qui m’a fait très plaisir.
Comment vous avez réagi aux propos de Christine Albanel qui immédiatement après a rendu hommage au film et à l’idée de « diversité » ?
Albanel et d’autres… Je pense que tant que les gens n’ont pas vu le film, ça m’amuse assez de les entendre en parler. J’essaie de prendre ça avec distance et humour même si ça m’agace beaucoup, surtout quand ce qui est mis en avant par des membres du gouvernement – qui a inventé le ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale – c’est « la diversité qui fait la richesse de notre pays ». J’ai un peu un nœud dans la gorge quand j’entends ça. La diversité on l’applaudit sur un écran mais il faudrait aussi la mettre en œuvre dans la vie administrative de notre pays.
La mère sans papiers d’un des acteurs, Boubacar, a été régularisé la semaine passée, c’est une conséquence immédiate ?
Non ce n’est pas une conséquence immédiate, et ça il faut vraiment le mettre en avant parce que je n’ai pas envie qu’on dise que c’est la Palme qui donne des papiers, ce n’est vraiment pas ça. Je suis le parrain républicain de Boubacar, c’est vrai, mais quand on a tourné, on ne savait pas pour la mère de Boubacar… Boubacar étant lui-même né en France, ayant des papiers français, son père est français et sa mère est là depuis 1983. Au mois d’octobre, quand elle a annoncé qu’elle n’avait pas de papiers, RESF l’a aidé à constitué un dossier. Puis, il y a trois mois, on a été à la Préfecture, il nous ont fixé un rendez-vous à la date d’hier. Après que ça a un peu joué sur la décision, c’est possible mais en tout cas son dossier était assez inattaquable. Dans la mesure où elle est mère d’un enfant français, on pouvait difficilement ne pas le lui accorder.
Est-ce que vous connaissez cette expression « cinéma du milieu » proposée par la Club des 13 ?
Moi je suis signataire de l’appel du Club des 13 ; après, la question de la définition exacte de cinéma du milieu, je ne sais pas bien à quoi elle correspond. On pourrait dire que ce sont des films qui à la fois aurait cette forme d’exigence « auteur », si on veut, et qui malgré tout essaieraient de toucher un public large. Moi j’ai quand même le sentiment que, quoi qu’il arrive, si on touche les gens, c’est parce qu’il y a une énergie très forte du début à la fin du film. Les élèves et François Bégaudeau apportent quelque chose de rafraîchissant, les questions abordées touchent beaucoup de gens : une espèce de passerelle entre une forme de radicalité et un public d’ouverture. C’est peut-être ça le « cinéma du milieu » ?
A la fin du film, il y a le personnage d’une jeune fille qui arrive vers le prof Bégaudeau et lui dit « je ne sais pas ce que je fais ici, je ne comprends pas », est ce que c’est un sentiment que vous partagez ?
Il ne faut pas oublier que cette scène arrive juste après cette espèce d’auto bilan que les élèves font où il y a aussi des choses très réjouissantes qui se disent. Quand Boubacar énonce le théorème de Pythagore, qu’il a un peu de mal à formuler, et que François lui dit « ça doit être à peu près ça », la confiance qu’il a pour répondre « c’est pas à peu près ça, c’est ça ». Quand l’une des élèves résume aussi bien le commerce triangulaire, personnellement, je me dis qu’il y a une conclusion assez heureuse. Je pense que l’école c’est un peu ça, c’est cette espèce de grand bonheur quand les choses se sont transmises, mais aussi des grands moments de dépression pour tout le monde. Pour les profs, pour les élèves, quand ils réalisent que finalement il y a des échecs. Et c’est vrai que l’école ça fabrique aussi pas mal d’échec et pas mal d’exclusion. Au bout du compte on est un peu entre les deux et le film est continuellement construit sur cette espèce de sinusoïde, de douche écossaise, il y a des moments où on aimerait en être et des moment où on se dit qu’on ne peut pas. C’est ce que j’ai éprouvé en allant un peu dans les cours, en observant, en partageant.
Comment les enfants ont-il réagi à cette Palme ?
C’était une joie collective plus qu’autre chose. Je pense qu’il y a évidemment le fantasme chez tout le monde de devenir acteur. Eux, en plus, ils ont goûté au plaisir qu’il y a à l’être et je pense que le tournage a été tellement agréable à vivre pour tout le monde. En même temps je pense qu’ils ont gardé la tête assez froide. Cela a été aussi une façon de présenter les choses, on a tenu à les préserver un peu de ça. Tout au long de la préparation du tournage, ils avaient conscience de faire un truc assez singulier, que ce n’était pas forcement un début de carrière. Mais je pense qu’il y en a parmi eux qui sont suffisamment incroyables pour pouvoir s’adapter à des situations très différentes au cinéma.
Il y a cette idée de diffuser le film au sein de l’Education Nationale qui a été reprise tout de suite par Christine Albanel, est ce que vous avez la force, avec cette Palme, de poser des conditions ?
Le force du film c’est le débat qu’il peut générer, dans le cadre de l’Education nationale, et au-delà de l’institution en elle-même. Je pense que les profs vont avoir envie de s’en emparer, et ça, j’en suis très heureux parce que je pense que le film décrit leur quotidien, les enjeux de leur boulot et les décrit aussi dans une espèce d’intelligence de leur métier. Ce qu’on voit ce sont des gens qui réfléchissent à ce qu’ils font, qui soupèsent les moindres répercussions possibles du moindre geste, du moindre mot prononcé. Je trouve très bien qu’eux même s’emparent du film. Comme quand j’ai fait Ressources Humaines et que les syndicats ont eu envie de parler du film parce qu’ils y reconnaissaient leurs préoccupations, qu’ils se voyaient représentés avec plus ou moins de plaisir.
Contrairement a ce que dit Darcos, le film n’a pas été fait comme une espèce d’hymne à la profession de prof. Il y a des faiblesses de temps en temps, il n’y a pas de héros, pas de façon définitive de trancher une question et ce qu’on voit ce sont des gens qui sont aux prises avec des situations complexes et qui essayent de faire au mieux.
Le film pose quand même le problème de la transmission. Dans Kechiche, la langue des banlieues est portée à un certain degré de poétisation et dans votre film on montre ce que devient cette langue entre les murs, confrontée à des règles de grammaire ?
C’est la différence avec L’Esquive oui. Alors que L’Esquive donne à entendre une langue qui est poésie pure par moments, ici, le film met en lumière les limites de cette langue pourtant très belle, vivante, expressive, tonique. C’est le rôle de l’école de les pointer du doigt, de dire aux élèves que ce n’est pas parce qu’on a la tchatche qu’on va forcément réussir dans la vie. Etre prof ce n’est pas seulement apprendre à parler une langue correcte ou enseigner le théorème de Pythagore, c’est aussi, malgré tout, être le vecteur d’une domestication et d’un formatage. L’idée est assez désagréable, même pour certains profs pour qui ce n’est pas très valorisant d’être ce vecteur là, mais on sait tous qu’elle est nécessaire. François Bégaudeau est vraiment au croisement de ces deux choses, cette sociabilisation que l’école permet, qui ressemble aussi à une domestication : c’est aussi l’apprentissage des règles, d’une certaine autorité, d’un rapport de pouvoir entre un prof et un élève qu’on ne peut pas totalement exclure. Même si François Bégaudeau tente au départ d’établir une sorte de contrat égalitaire entre prof et élèves, il précise bien qu’au bout du compte il aura le dernier mot.
Est-ce que vous avez le sentiment que Sean Penn vous a donné une arme avec cette palme d’or, et est-ce que pour vous c’est un cadeau empoisonné ?
Je crois que le Palme va donner une visibilité, ce qui est évidemment ce qu’on souhaite à chaque fois qu’on fait un film. Au-delà de ça, la Palme me renforce dans l’idée que c’est vraiment un cinéma qui peut parler à des gens très différents et qui n’est pas seulement un portrait intime un peu singulier. Je suis content de recevoir des messages qui me félicitent et me remercient pour ce cinéma, celui que j’aime. Mais ce n’est pas nouveau, avec Kéchiche l’année dernière par exemple – le succès et la flopée de Césars qu’il a reçu – on a quand même le sentiment qu’il y a une prise en compte, de la part du public et de la profession, de films qui seraient un petit plus singuliers. J’espère que ca va aussi inciter les producteurs et les chaînes de télé à prendre plus de risque.
Ce film là s’est fait dans des conditions exemplaires, on n’a eu aucun problème a rassembler le budget – qui était minime comparé à la plupart des films. J’en suis heureux et à la fois embarrassé parce que tout s’est enchaîné de manière assez inimaginable ; c’est un petit peu l’exception qui confirme la règle parce qu’en ce moment, les gens autour de moi ont de plus en plus de mal.
Propos recueillis par Emily Barnett et Pierre Siankowski
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