Mise à jour : La cinéaste Sophie Fillières est décédée ce 31 juillet. En 2000, elle présentait son film “Aïe”, et répondait à quelques questions.
À l’occasion de la sortie de son film Aïe, la cinéaste Sophie Fillières répond à notre questionnaire “L’attrape-coeur”.
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Comment est venu ce désir de cinéma ?
Sophie Fillières – Mes parents étaient friands d’art en général, mais ne tenaient pas le cinéma en très haute estime. Pour eux, c’était bon pour aller s’embrasser. Quand j’étais petite, nous n’avions même pas la télé, et j’étais assez gênée par rapport à mes camarades de classe qui se racontaient les programmes de la veille. Je me sentais hors du coup. Et puis, alors que j’avais 10 ans, nous sommes allés nous installer aux Etats-Unis. Là-bas, j’ai vu L’Argent de poche dans un festival. J’ai bien aimé, je me suis même identifiée au héros, le petit blond rondouillard. Mes copains américains avec qui j’étais en classe voulaient que je les emmène le voir, mais je refusais, j’avais l’impression qu’ils penseraient que la France en était encore au Moyen Âge.
Quel film a été à proprement parler le déclencheur de votre vocation de cinéaste ?
Sans hésiter Sauve qui peut la vie de Godard. Ce n’est pas seulement la beauté du film, c’est aussi le contexte dans lequel je l’ai vu. J’avais 16 ans à l’époque, je me souviens même du repas qui a précédé la projection. Mes parents avaient décidé d’y aller, mais ils ne savaient pas s’ils devaient m’emmener avec eux car le film était interdit aux moins de 16 ans. J’étais sur le fil. Je n’osais même pas les regarder de peur d’influencer leur décision. Finalement, ça a été oui, ce qui était déjà quelque chose, une façon de me signifier que j’étais adulte. Ensuite, il y a eu le film proprement dit, un choc. Je me suis dit que la mise en scène, c’était ça : montrer les choses d’une certaine façon et pas d’une autre. Et puis je me souviens de la sortie du cinéma, sur le trottoir. Mes parents n’avaient pas aimé plus que ça. Ce qui m’a aidée à m’approprier le film, et peut-être le cinéma en général. J’en ai fait quelque chosede privé, dont je n’avais pas forcément envie de parler avec eux. Et à partir de là, je me suis répété en boucle que j’allais devenir metteur en scène. Ce film m’a vraiment éclairée. Je me demande souvent ce que j’aurais fait si je ne l’avais pas vu.
Vous avez alors décidé de faire des études de cinéma ?
Oui, je voulais faire l’Idhec, mais mes parents n’ont pas voulu, ils m’ont encouragée à faire une maîtrise de finances. Evidemment, c’était l’horreur, j’étais nulle. Mais je ne regrette pas, ça n’a fait que renforcer mon désir de cinéma. Si j’avais fait des études plus intéressantes, je me serais peut-être laissé embarquer ailleurs. A ce moment-là, j’ai eu une aventure avec un garçon de cinq ans de plus que moi, qui faisait lui-même l’Idhec. Il m’a montré des films, m’a soutenue, ce qui n’a fait qu’augmenter mon désir. C’est lui qui m’a fait découvrir Rossellini par exemple. Une grande découverte. Dans Stromboli, quand Ingrid Bergman va s’installer chez ce type, elle a une résignation, une dureté qui m’ont bouleversée. Dans Voyage en Italie, aussi, les retrouvailles dans la foule, ça m’a fait pleurer. Si on essaie de parler du couple, du désamour, du rapport au monde, il faut avoir vu Rossellini. Bref, finalement, j’ai fini par faire cette école qui entre-temps était devenue la Fémis. Là, mon envie abstraite s’est transformée en quelque chose de très concret : il fallait faire des films.
Est-ce que pendant toutes ces années vous aviez un rapport intime avec la musique ?
J’écoute beaucoup de musique classique. Les quatuors à corde de Beethoven par exemple. A une époque, je n’écoutais plus que ça. Ensuite, j’ai eu une période Brahms avec les quintettes pour clarinette.
En dehors de ça, l’un de mes premiers amoureux, à 15 ans, m’a fait écouter beaucoup de free-jazz. Il y avait un groupe dont je me souviens qui s’appelait Magma : ils avaient inventé leur propre langue. C’était un truc assez délirant, entre le free et le rock.
Votre film Aïe se termine sur une note de science-fiction : c’est un genre qui vous tient à cœur ?
Non, j’ai même une certaine défiance envers le cinéma américain de grand spectacle. J’ai dû lire un roman d’Asimov à 15 ans, qui m’a d’ailleurs plu, mais je n’ai pas poursuivi. En fait, l’idée de faire basculer Aïe vers la fin, m’est venue en lisant une nouvelle de Bret Easton Ellis, la dernière du recueil Zombies. Un type explique laborieusement à sa maîtresse qu’il n’a toujours pas annoncé à sa femme qu’il allait la quitter. Et la fille lui annonce qu’elle est une extra-terrestre, ce qui évidemment lui cloue le bec. J’avais adoré ça ! J’ai particulièrement apprécié que ça ait été écrit pour qu’on le croie. J’ai moi aussi voulu que ce soit non pas énorme, mais banal. J’aime que la différence passe par un détail minuscule, inopportun.
Et en littérature, en dehors de Bret Easton Ellis ?
Il y a Balzac que j’ai adoré, et que j’ai toujours envie de relire. Et aussi Thomas Bernhard : j’aime beaucoup l’idée de ressassement. Aux Etats-Unis, j’ai étudié Les Grandes Espérances de Dickens en cours, j’ai aussi lu Steinbeck, Hemingway, leurs grands auteurs… En ce moment, je lis Les Frères Karamazov et je me régale. D’un personnage, Dostoïevski écrit « Certains disent qu’il s’est commis en libertinages, d’autres disent qu’il pleurait toute la journée« . Cette façon de présenter les personnages leur donne une consistance incroyable. J’avais déjà adoré Crime et châtiment, surtout le personnage de Raskolnikov : pour moi, c’est le Garçon, l’Homme.
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