Dans l’histoire du cinéma court une histoire des corps. Laideur et beauté, souffrance et plaisir, science et religion, drogue et santé, voici quelques repères dialectiques sur les rapports qu’entretiennent nos cellules et le celluloïd.
Matrix (Andy et Larry Wachowsky, 1998)
« Pourquoi les Américains ?, se demandait Serge Daney. Bien plus que les Européens, ils accompagnent le corps humain dans ses métamorphoses. » Dans la réjouissante tornade d’inepties qui constitue au finish Matrix, quelque chose d’éminemment charnel et enveloppant résiste malgré tout : le jeu souverain de Keanu Reeves, acteur généralement préposé à la représentation des angoisses liées aux mutations génétiques. En quelque sorte, sa beauté et son maintien élégant nous servent de rempart. Charmant petit gardien de notre bêtise, il s’avance tout seul dans l’enfer et la confusion mentale qu’engendre un progrès totalement confondu avec un progrès catastrophique. Dans Matrix, émacié, blafard, il déblaie le terrain au bazooka pour que nous ayons moins peur. En le regardant faire, on songe un peu aux images de camps d’extermination dans The Big Red One de Samuel Fuller, aux ciels surchauffés où se découpaient en contre-plongée les silhouettes de soldats américains ouvrant la porte des fours du bout de leur fusil.
Comme dit le grand critique de cinéma américain John Rosenbaum, la philosophie de Matrix, c’est celle du solde : « Ce monde ne nous plaît pas, on l’échange contre un autre. »
Pareil pour nos corps ?
La Pudeur et l’impudeur (Hervé Guibert, 1991)
Au faîte de sa maladie, l’écrivain Hervé Guibert accepte l’invitation (voyeuriste) de Pascale Breugnot (TF1) à filmer son sida au jour le jour à l’aide d’une caméra vidéo. Projet pré-posthume clinique pour corps malade, projet public pour corps intime. Avec La Pudeur et l’impudeur, on vit, « nous, les straights », à quoi ressemblaient ces mots : sida, psoriasis, mourir, s’absenter, en chier…
Freaks (Tod Browning, 1933)
Les années 20 avaient été celles du cinéma burlesque, en partie dominé par un corps hébété, ralenti, en même temps que doué d’accélérations fulgurantes : celui de Buster Keaton. Tout cela avait quelque chose de monstrueux. Tod Browning qui à la même époque travaillait sur un autre corps, celui de Lon Chaney malléable à merci, une carapace couverte d’ecchymoses et qui ne reculait pas devant la souffrance , savait que la vérité des corps muets gisait dans les bêtes de foire. Freaks est la vengeance expressionniste de tous les corps boudins, saucisses naines et femmes à barbe. Le monstrueux est dans l’oeil, le regard de l’autre. La laideur est dans le format, la norme, la conformité.
Tout cela ne regarde pas l’amour.
Le Voyage fantastique (Richard Fleischer, 1965)
Le Voyage fantastique (qui subit un remake de Joe Dante dans les années 80, fainéant mais avec un meilleur titre : L’Aventure intérieure) est l’emblème de cette Amérique espionne et parano qui rêvait déjà d’être Mouche (de Cronenberg) ou cet Homme qui rétrécit à l’envi.
Le film miniaturise une bande de savants catholiques américains dans un corps de savant communiste russe athée (le vieux débat sciences/religion). Le corps y est traité comme un antre féerique et globuleux. La science faisait alors rêver (depuis, on a bien sûr déchanté). Mais ce premier film qui prit souvenir de l’intérieur de nos cellules ne sut finalement dire qu’une chose : combien le design était cool dans les années 60 avec sa sphère de système nerveux, ses viscères en forme de lampes-bulles pop, un easy-viscering tout à fait charmant mais incroyablement daté.
A l’époque, le corps n’était qu’un produit à la mode. Autre version possible : nos cellules étaient déjà emprisonnées par la science et, quasi devin, le celluloïd confirmait l’incarcération.
Moi, un Noir (Jean Rouch, 1958)
Comment faire pour que le corps humain ne soit plus « l’éternel étranger », selon l’expression d’Emmanuel Levinas ?
L’oeuvre ethnographique de Jean Rouch démontre que chaque geste humain résulte non pas des caractéristiques singulières du corps individuel, mais d’un rapport global de l’homme au monde. Tout geste est une mythographie.
Ce que Jean Rouch filme des non-Occidentaux nous indique comment, nous aussi, nous sommes des marionnettes, mais peut-être tirées par des fils moins magiques.
Hong-Kong et le kung-fu
Si dans Matrix Keanu Reeves se plie gentiment en quatre, c’est pour rivaliser comme il peut avec les vrais super héros du mouvement surhumain : Chow Yun-fat et surtout Jet Lee. Ceux-ci, chargés de combats plus subtils, issus d’une culture où le corps est singulièrement mieux entraîné à ses propres possibles, s’avèrent plus souples et plus rapides. Du coup, Keanu n’a plus qu’une solution : non pas ralentir, mais alourdir le mouvement, le ployer sous le poids de sa propre décomposition jusqu’à arrêt complet. Résultat des courses malgré tout : Hong-Kong 1- Hollywood 0.
Vidéodrome (David Cronenberg, 1983)
Cronenberg est un cas médical, le parangon du corps grippé, filmant cette inflexion de notre corps à n’aller qu’à la rencontre de ce qui le pénètre afin de le modifier.
Ce fut d’abord le sexe : trois ou quatre pornos indépendants au début des années 70. Puis la dope métaphorisée partout dans ses films. Puis les virus, suite logique des drogues. Puis les images et leurs croisements. Enfin, les fers gris métallisé d’une carcasse de voiture (Crash, chef-d’oeuvre définitif).
Le travail en mouche complètement piquée de Cronenberg ne s’arrange pas, depuis ce jour où il nous a montré comment se fourrer une cassette vidéo dans le ventre (dans Vidéodrome).
C’est parce qu’il le veut bien que notre corps est contrôlé, raconte le deleuzien Cronenberg. Sa recherche du plaisir est telle qu’il ne peut faire l’économie de la moindre dose qui le soulagera dans sa quête éperdue. Le corps s’expose seul à la programmation, au désir et à la manipulation. Mais finalement, conclut Cronenberg, rien ne vaut un corps souffrant, car cette souffrance le met en alerte.
Pain is… (Stephen Dwoskin, 1998)
Pain is… est une commande de la chaîne Arte à un immense cinéaste expérimental, Stephen Dwoskin, bloqué sur une chaise roulante suite à la polio. Comment filmer ce qui s’écrit en silence à l’intérieur de l’enveloppe charnelle ? Comment filmer ce qui se terre sous nos ongles sans quitter l’ongle ? Comment filmer la contradiction d’un plaisir né de la souffrance ?
Le travail de Dwoskin prend ainsi le corps par la douleur et décrit un mouvement de la souffrance de l’extérieur vers l’intérieur. Et on n’est pas près d’oublier cette séquence où le cinéaste, en pleine crise SM, allait trouver un dépassement de son corps mort sous les coups de fouet de Mélanie…
Richard Kern, le cinéaste no-wave new-yorkais, ira lui aussi jusque-là dans son film Piercing, en 1988. Un chemin de croix où l’hystérie, parlée, vécue, commence à la surface de la peau… Mais le premier maître de ce mariage entre le beau et le grotesque, la souffrance et le carcan, n’était-il pas Buñuel et ce Tristana qui voyait Catherine Deneuve enlaidie sublimement d’une prothèse ?
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