Malgré l’absence de quelques poids lourds attendus (Tarantino, Wong Kar-wai pas encore prêts), la sélection officielle 2003 promet quelques beautés tout en ménageant comme à son habitude un certain nombre de grands équilibres. Ainsi verra-t-on beaucoup de films américains et français, mais aussi japonais, danois, brésilien, italien, russe, chinois, turc, portugais, autrichien. Regrettons l’absence […]
Malgré l’absence de quelques poids lourds attendus (Tarantino, Wong Kar-wai pas encore prêts), la sélection officielle 2003 promet quelques beautés tout en ménageant comme à son habitude un certain nombre de grands équilibres. Ainsi verra-t-on beaucoup de films américains et français, mais aussi japonais, danois, brésilien, italien, russe, chinois, turc, portugais, autrichien. Regrettons l’absence de l’Afrique et de l’Amérique du Sud dans ce balayage géopolitique, mais ces continents seront présents dans la section Un certain regard, qui propose par ailleurs beaucoup de premiers films et quelques grands noms comme Yu Lik Wai ou Marc Recha. Les équilibres aussi dans les générations puisque seront présents des jeunes (Kawase, Lou Ye, Kurosawa, Gallo, Marchand, Makhmalbaf fille…), des moins jeunes et familiers des lieux (Lars von Trier, Téchiné, Ruiz…), des vétérans (Eastwood, Lester James Peries…) et même un spectre magnifique (Monteiro).
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L’ cuménisme sera aussi esthétique, avec des modernes, des classiques, des expérimentaux, des inclassables. La sélection américaine sera très « cannoise » avec trois « auteurs » certifiés (le vert Gallo, le middle-aged Van Sant et le vermeil Eastwood) et la mégaproduction de l’année (Matrix Reloaded). A propos du film des frères Wachowski, on peut se demander si c’est Matrix qui a besoin de Cannes ou l’inverse. La présence de ce film ressemble à un choix stratégique (infléchir l’image auteuriste et élitiste de Cannes), voire diplomatique (l’éternelle rivalité des conceptions française et américaine exacerbée cette année par le contexte politique).
Sur le papier, l’armada française de la Quinzaine a l’air plus stimulante et aventureuse que l’équipe nationale retenue en Sélection officielle (malgré la présence de Gilles Marchand, d’André Téchiné et de Bertrand Bonello) puisqu’on y retrouvera Eugène Green, Mathieu Amalric, Henri-François Imbert, Jean-Claude Biette, sans oublier le favori de notre rédaction, Alain Guiraudie from Gaillac. Cette Quinzaine sera d’ailleurs placée sous le signe de la découverte, avec beaucoup de premiers films de tous les coins du monde, ce qui correspond à sa vocation. Diversité géoculturelle et premiers films seront aussi au menu de la Semaine de la critique.
A côté d’un florilège des quelques films qui nous semblent les plus prometteurs, notre avant-goût de Cannes propose un entretien avec Patrice Chéreau (lire page 48), président du jury, dont le nouveau film, Son frère, est diffusé ce vendredi sur Arte, ainsi qu’un ensemble autour de Lars von Trier dont l’étonnant Dogville s’annonce d’ores et déjà comme un événement de cette édition.
Serge KaganskiUn film tourné caméra à l’épaule, dont le décor est « expérimental », et qui « repose en grande partie sur le jeu des acteurs ». Dont une Nicole Kidman éblouissante. Entretien avec le réalisateur danois, qui savoure le plaisir de pouvoir faire ce dont il a envie.
ENTRETIEN > Ce projet, c’est d’abord avec une histoire et un sujet, ou d’abord un concept de mise en scène ?
Lars von Trier J’ai d’abord écrit l’histoire. Tout a commencé avec une chanson de l’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht, Pirate Jenny. Le thème de la vengeance m’intéressait, c’était nouveau pour moi. L’autre étincelle, ce fut les critiques américaines à Cannes pour Dancer in the Dark, qui disaient en gros : comment pouvez-vous faire un film sur un pays où vous n’avez jamais mis les pieds ? Je me suis dit : « Tiens, je vais encore leur montrer comment ! » (rires)… En allant pêcher, j’ai cogité à tout ça, et je me suis mis à voir une petite ville américaine vue d’en haut, comme un plan. Et je me suis dit que je pouvais faire ça. Quand on possède sa société de production, c’est plus facile de concrétiser ses idées.
C’est étrange, ces arguments de la critique américaine. Hollywood produit beaucoup de films sur des endroits où les réalisateurs n’ont jamais mis les pieds, comme l’Europe, les pays du tiers-monde, ou la planète Mars. Un film de fiction est aussi une vision, un espace mental.
C’est vrai que s’il fallait aller sur la lune pour faire un film spatial, peu d’Américains seraient en mesure de le réaliser ! Beaucoup de gens ont voyagé en Amérique. Moi, j’ai le privilège de n’y être jamais allé, donc ma vision d’un sujet américain est nécessairement décalée. Mes films « américains » sont un miroir de toutes les informations sur ce pays et cette société : 90 % de ce que je vois à la télévision est connecté à l’Amérique, j’ai beaucoup de choses à « réfléchir » sur ce lieu et ce sujet. Et puis l’Amérique est aussi un état d’esprit, un mythe qui appartient à tout le monde, pas seulement aux Américains.
Un décor en forme de plan bidimensionnel, un huis clos théâtral : ces options fortes de Dogville vous sont-elles venues d’un seul coup ?
Tout est parti de Brecht. Je ne suis pas du tout un spécialiste de Brecht, mais j’avais un sentiment précis sur l’atmosphère brechtienne, sur ce à quoi devait ressembler le film. J’avais été marqué dans les années 70 par une adaptation de Brecht à la télévision par la Royal Shakespeare Company : c’était très stylisé, avec un décor minimal. Quand il neigeait, les acteurs lançaient de la neige en coton… et ça fonctionnait superbement. On rate ce rapport à la mise en scène quand on fait des films très cinématographiques. Or les images que l’on imagine sont souvent plus belles que celles que l’on voit. De plus, on rate le plaisir enfantin du jeu. Quand on est gamin, on fixe d’abord les règles : on dit que « là, c’est l’Amérique, et là, l’Australie ; moi, je suis le shérif, toi, la princesse », etc. J’aime le pouvoir de ce contrat que l’on passe avant de jouer, et qui manque terriblement quand on fait des films très cinéma où ce qu’on voit sur l’écran correspond à ce qu’on voit dans la réalité. Choisir certaines règles est beaucoup plus ludique et stimulant pour le spectateur. Dans le cinéma, on a trop oublié la possibilité de ce contrat tacite passé avec un public. Par exemple, je ne vais pas au théâtre, mais j’en regarde souvent à la télé et je ne zappe jamais. Les règles du théâtre rendent les histoires et leurs thèmes plus limpides.
Le minimalisme du décor de Dogville rappelle le principe de ce jeu enfantin où l’on doit relier les pointillés pour créer le dessin.
Oui, c’est à peu près le principe de Dogville. Au début du tournage, je n’étais pas fou de cette idée, mais, au fur et à mesure, j’ai ressenti un grand plaisir à travailler dans ce décor-là.
Comment ont réagi les acteurs, les producteurs et les techniciens ?
Les gens avec qui je travaille habituellement savent que je suis fou, donc ils ne le disent plus. Les techniciens qui ont travaillé sur le décor savaient qu’on le verrait bien, que ce ne serait pas noyé sous les effets spéciaux. Et pour les acteurs, je crois que ce fut agréable de se retrouver ensemble sur la scène : ils savaient qu’il n’y aurait pas de fausses montagnes en carton et que le film reposerait en grande partie sur leur jeu.
Malgré les options quasi expérimentales du décor et de l’artifice théâtral, on oublie très vite la singularité conceptuelle du film pour être absorbé dedans.
Si l’on veut expérimenter, il ne faut le faire que sur un seul aspect du film, ici, le décor. Si tout avait été expérimental, le décor, l’histoire, le jeu des acteurs, le travail du chef-op, le résultat ne serait sans doute pas regardable. Mais un seul élément expérimental, c’est jouable. Le public accepte vite qu’il n’y ait pas de portes, de murs ou de montagnes, cette absence lui permet de se concentrer sur l’histoire, les personnages, le jeu des acteurs… Le minimalisme du décor induit une autre vision, un autre rapport au film.
Esthétiquement, Dogville est à l’opposé de vos premiers films. Comment expliquez-vous cette évolution radicale ?
On pourrait dire par le désir d’essayer de nouvelles techniques, d’opérer de nouveaux choix. Mais je ne suis pas certain que mes films soient si antinomiques ; moi, je perçois une ligne directrice. Par exemple, je n’ai jamais essayé de cacher la technique ou les options de mise en scène. Certains personnages peuvent avoir l’air plus vrais dans un contexte artificiel.
En faisant Dogville, avez-vous mené une réflexion théorique sur la nature de la mise en scène au cinéma ?
Non ! Je ne théorise jamais. C’est beaucoup plus simple : je fais ce que j’ai envie de voir sur l’écran. Et j’espère que d’autres gens ressentiront la même chose. La grande différence entre moi et d’autres cinéastes, c’est que je possède mon outil de production qui n’est pas encore en faillite même s’il n’est pas passé loin , ce qui me donne le pouvoir de faire ce que j’ai envie, d’essayer des choses nouvelles, de prendre des risques. D’un autre côté, essayer tout le temps des choses nouvelles, c’est peut-être un mur de protection, une forme de fuite en avant. Là, j’ai décidé de faire deux autres films sur le même principe que Dogville : c’est une décision sage, un signe de maturité. Je vais travailler plus en profondeur, faire trois films de suite superchiants parce qu’ils se ressembleront terriblement !
Puisque vous parlez de maturité, une autre différence entre vos récents films et vos premiers, c’est l’épaisseur humaine des personnages.
J’aimerais bien que ce soit un signe de maturité ! Si ça se trouve, c’est juste que je fais désormais ce que tout le monde fait, ou que j’ai vieilli. Quand j’ai débuté, j’étais très conscient que mes personnages n’étaient pas de vraies personnes mais des êtres unidimensionnels, c’était tout à fait volontaire.
Dogville correspond à ce que vous voulez voir aujourd’hui. Le Lars von Trier d’aujourd’hui a-t-il toujours envie de regarder Element of Crime ou Europa ?
J’admets que quand j’y repense, je les trouve mauvais. Mais récemment, j’ai revu des passages d’Element of Crime et j’ai trouvé ça intéressant. Element of Crime est tellement lointain, c’est peut-être la raison pour laquelle je peux le supporter, mais mes films plus récents, là, je ne peux pas. Certains m’embarrassent vraiment, c’est comme regarder des photos de soi très anciennes ou entendre sa voix dans le magnétophone.
Pourquoi avez-vous tourné Dogville caméra à l’épaule ?
D’abord parce que j’ai tenu la caméra moi-même, comme sur Dancer in the Dark. Si je faisais un plan fixe, avec caméra sur pied, je devrais travailler longuement pour préparer ce plan. Or ce n’est pas là que je veux mettre mon énergie. Avec la caméra à l’épaule, je peux m’aventurer sur le plateau, filmer où je sens, là où il se passe quelque chose. Je suis plus proche des acteurs, au milieu d’eux, je peux les toucher. C’est presque comme si je participais à leur travail. Et puis, ainsi, ce que je filme résulte vraiment de mon instinct, de mon désir. Je déteste l’entre-deux, les décisions à prendre entre faire un gros plan, un travelling, perdre une heure à préparer les plans… J’ai besoin de m’immerger dans le film, quitte à perdre le contrôle, à ne pas cadrer parfaitement. Je me fous de cadrer, ce qui compte, c’est saisir ce qui se passe. Et puis, caméra à l’épaule, on sait ce dont on a besoin, ce qu’on a obtenu ou ce qu’on pourrait obtenir.
Avez-vous travaillé avec les acteurs dans des conditions théâtrales, avec de longs plans leur laissant le temps de dire leur texte, ou était-ce aussi fragmenté qu’un tournage habituel ?
Pour la première fois, j’ai tourné dans l’ordre chronologique de l’histoire. Avant de tourner, nous avons eu des réunions avec les acteurs pour discuter de leur personnage ; puis, pendant le tournage, il n’y a pas eu de répétitions. Mais nous refaisions plusieurs fois la même scène pour peaufiner, sauf que je n’arrêtais pas la caméra entre deux prises.
Dogville est très bien écrit. Avez-vous produit un effort littéraire particulier ?
J’ai mis du temps à bâtir la structure de l’histoire, mais, une fois que c’était fait, j’ai tout écrit en une dizaine de jours. La voix off du narrateur m’a permis de dire beaucoup de choses, avec ma tournure d’esprit, mon ironie. Et elle donne de la fluidité à l’histoire.
Sur le plan des influences, j’ai toujours été très inspiré par Barry Lyndon, un film qui me rend très humble. On pourrait citer aussi une pièce comme Our Town, qui se passe aussi entièrement dans une petite ville, ou certains livres pour enfants qui ont pour cadre une petite bourgade idéale, ou les jeux vidéo, notamment dans les plans filmés d’en haut, où la ville ressemble à une carte.
Dogville est une fable dont la représentation de l’humanité est très éloignée des livres pour enfants. Pourquoi être si pessimiste sur la nature humaine ?
Chacun sait que si l’on va voir un de mes films, ça va très mal se terminer ! Que puis-je y faire ? C’est ainsi je vois le monde. Cela dit, Dogville n’est pas si négatif, le film dit qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises personnes, que ce sont les circonstances qui peuvent faire ressortir le pire chez les gens. La seule chose que l’on peut faire pour améliorer le monde, c’est essayer de changer les circonstances.
Pourtant, il arrive que les gens se comportent dignement, même dans des circonstances extrêmes. Dans votre film, personne n’est sauvé.
Eh oui, que voulez-vous ? Je m’excuse. Bon, comme vous le dites, c’est une fable basée sur la façon dont je perçois le monde. Mais regardez-le, regardez la façon dont sont traités les étrangers ! On peut dire que mon film est moral, ce qui est peut-être nouveau chez moi.
Comme dans vos trois films précédents, votre personnage principal est une femme victime.
C’est parce que se sont des personnages très forts. Comme d’habitude, j’imagine que les féministes vont gueuler. Moi, je suis fier de ce film, je crois qu’il est politiquement juste. Pardonnez-moi de ne pas être modeste. ||
Dogville sort en salles le mercredi 21 mai. Critique dans notre prochain numéro.
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