Avec Breaking the waves,Lars von Trier est devenu un nom connu dans le monde entier. Plutôt que de se soumettre à une intense pression médiatique, il a décidé de ne se consacrer qu’à son travail. Si ses projets sont nombreux, son dernier coup d’éclat reste Psychomobile #1 : L’Horloge du monde, une gigantesque « performance » plastique et théâtrale, un « happening » d’un genre nouveau qui a mobilisé tout Copenhague.
Un soudain intérêt pour sa personne après Breaking the waves n’a provoqué qu’une seule réaction chez Lars von Trier : il s’est complètement retiré du versant officiel de la vie cinématographique. Lors d’une ultime conférence de presse, il a déclaré qu’il ne donnerait plus aucune interview. « Après Breaking the waves, j’ai été frappé d’une timidité fulgurante. Je ne sais pas si cette timidité a à voir avec le film même, ou si ce n’est qu’une phase nouvelle dans ma vie. Mais au moment même où je pourrais me sentir flatté de l’intérêt pour mon film et pour moi-même, je ressens un malaise. Mes commentaires me paraissent tout le temps de plus en plus forcés, pathétiques et dépourvus de sens. J’ai toujours
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été intéressé par l’homme derrière l’ uvre. J’ai longuement étudié les cinéastes qu’on pourrait appeler mes références, peut-être afin d’essayer de trouver la clé pour pénétrer dans leurs créations, mais surtout pour qu’ils puissent m’émouvoir le plus longtemps et le plus profondément possible. Comme réalisateur, j’ai donc toujours ressenti le devoir de contribuer à ce service après-vente de « mots explicatifs ». Mais j’ai été frappé par cette timidité et je suis donc obligé d’en accepter les conséquences. Je préfère alors, jusqu’à nouvel ordre, que mes uvres parlent d’elles-mêmes. »
Et elles se débrouillent très bien toutes seules. Le public s’y rend en masse. Les critiques les dissèquent. Et c’est pain bénit pour les controverses des polémistes professionnels. Dernièrement, les critiques féministes au Danemark et en Suède ont tempêté contre le portrait de Bess, le personnage principal féminin de Breaking the waves qui sacrifie tout, même sa vie, pour son homme. Quelqu’un a proposé de donner au film un titre plus approprié : Breaking the wives (Briser les femmes). Le film a été accusé de misogynie et de n’être qu’une manipulation et une spéculation éhontées.
Cette forte réaction féministe n’était guère inattendue pour von Trier. « J’ai plutôt été surpris que cette critique ait mis si longtemps à naître, constate-t-il laconiquement. Je l’attendais plus tôt. Au moment du financement du film et lors de la distribution des rôles, nous avons déjà été confrontés à de telles réflexions. Mais je crois que le film, une fois fini, a réussi à créer sa propre authenticité. Ce qu’on pouvait interpréter comme provocant dans le scénario n’a pas semblé aussi provocant dans le film fini. J’ai voulu raconter une histoire sur « la bonté » et ce n’est peut-être pas ce qui est le plus facile ou le plus opportun à une époque plutôt marquée par des catastrophes et des destructions. Personnellement, je peux voir Breaking the waves comme une belle histoire. En même temps, c’est un vrai cadeau pour les féministes et tous les autres critiques. Ils devraient être contents qu’une uvre puisse être à l’origine d’une discussion et qu’elle alimente leurs polémiques. »
En revanche, l’exposition ou l’installation théâtrale Psykomobile #1 : Verdensuret (Psychomobile #1 : L’Horloge du monde), que Lars von Trier a créée cet hiver, a rencontré une adhésion pleine et entière. C’était la dernière manifestation de Copenhague comme capitale européenne de la culture en 1996. Pendant deux mois, un public enthousiaste et ébahi est allé en pèlerinage à la Kunstforeningens Hus (la Maison du Cercle d’Art), au centre de Copenhague, où les files d’attente pendant les week-ends s’étendaient sur une centaine de mètres. Malgré cet inconvénient, tous les visiteurs attendaient patiemment leur tour. Mais qu’espéraient-ils donc avec tant d’avidité ?
Ce noble musée de presque deux siècles avait été complètement transformé en une sorte de multithéâtre. Aux trois niveaux, du rez-de-chaussée au deuxième étage, von Trier et ses collaborateurs avaient construit dix-neuf espaces de jeu, dix-neuf intérieurs très différents les uns des autres. Il y avait là toutes les pièces d’une maison : le salon, la chambre à coucher, la salle à manger, etc. Il y avait également un bureau, une salle d’hôpital, une salle d’attente, une tente, une roseraie, un quai de gare, une partie d’aéroport et une galerie d’art. Dans ces intérieurs, cinquante-trois comédiens, d’âge différent, improvisaient des scènes trois heures par jour. Ils restaient dans chacun de ces espaces un temps limité et y jouaient leur drame occasionnel avant de passer à l’espace de jeu suivant.
Mais le jeu avait lieu en même temps dans les dix-neuf milieux. Il arrivait qu’un comédien seul s’empare d’un espace mais, le plus souvent, ils étaient deux ou trois au même endroit. Et quelquefois, une dizaine de personnages vivaient leurs passions, frustrations ou rêves en même temps dans le même espace. Les spectateurs avaient donc l’embarras du choix : rester devant un des espaces de jeu pour assister au déroulement complet de la représentation, ou bien suivre un ou plusieurs des protagonistes lors de leur promenade à travers les espaces et découvrir ainsi de nouvelles associations qui donnaient à leur tour de nouveaux conflits et de nouvelles complications. En suivant cette méthode, on essayait d’établir les liens relationnels et les états de tension qui régnaient entre chaque acteur.
Von Trier, avec Niels Vorsel, son coscénariste depuis de nombreuses années, a décrit et précisé aussi bien les dix-neuf milieux que les caractéristiques des divers rôles dans un scénario plus vaste. Mais si le jeu apparemment spontané obéissait bien à un plan d’ensemble, celui-ci restait assez obscur pour les spectateurs. Le mince programme de l’exposition ne contribuait pas non plus à trouver un fil conducteur évident. Pour le visiteur persévérant, il était néanmoins possible, à la longue, de se faire une idée des liens de parenté, amicaux ou amoureux, qui liaient certains acteurs. Mais le jeu restait imprégné de mystère et le public était constamment obligé d’agir comme cocréateur en trouvant lui-même les liens et une certaine logique entre les courts fragments scéniques représentés.
Même si le hasard et l’improvisation étaient des éléments importants, il existait un élément unificateur qui guidait le déroulement du jeu dans les dix-neuf espaces. A une distance considérable du musée de Copenhague à El Paso, Nouveau-Mexique, pour être plus précis , von Trier avait placé une caméra vidéo au-dessus d’une fourmilière et, à l’aide d’ordinateurs et d’une liaison satellite capable de transmettre ces images vidéo, on pouvait suivre le fourmillement des insectes sur un écran. Sur ce moniteur, il y avait également les contours des dix-neuf espaces et quand une fourmi traversait à plusieurs reprises un des rectangles, un signal lumineux changeait la couleur de l’espace traversé par l’insecte en rouge, en jaune, en vert ou en bleu. Dès cet instant, tous les comédiens présents dans cet espace devaient changer d’état d’esprit selon les indications reçues au préalable dans leur description caractérielle.
On peut considérer la fourmilière comme une réflexion ironique des activités engendrées par l’exposition : des visiteurs et des comédiens qui parcourent des contextes labyrinthiques à la recherche d’un sens. D’une façon ludique, on nous invite à tester notre capacité d’adaptation à de nouveaux contextes. Sans nous en tenir à des règles de conduite précises mais, au contraire, à une sorte d’ordre du hasard.
Les confrontations les plus intéressantes et qui répondaient le mieux à l’idée de base de « l’exposition » se déroulaient dans l’espace représentant une galerie de peinture. Les spectateurs se trouvaient à l’extérieur des quatre murs, observant le jeu dans la galerie par des ouvertures. A l’intérieur, les comédiens se comportaient comme des invités lors d’un vernissage et les objets d’art qui leur étaient présentés n’étaient autres que nos visages curieux, fixés en retour, sous verre et encadrés ! Le spectateur se retrouvait soudainement dans le rôle inattendu d’objet observé.
« En voyage vers un pays inconnu… quelque part entre contrôle et chaos. » Tels étaient le thème principal de « l’exposition » et le grand défi du projet pour von Trier. « Mon premier problème existentiel concerne le contrôle du chaos. La menace de perdre le contrôle de ce dont je m’occupe peut provoquer une angoisse terrible chez moi. L’euphorie totale, telle que je me l’imagine, serait d’accepter la dispense de contrôle. Mais c’est presque une pensée masochiste pour moi. »
Malgré cela, l’exigence de contrôle absolu formulée par von Trier, dont des films comme Element of crime et Europa donnent la preuve stylistique, a commencé à être battue en brèche. La technique de la caméra à l’épaule ou « au poing » traduit une attitude de plus en plus confiante envers les acteurs. Elle a donné des résultats remarquables dans The Kingdom et Breaking the waves. Avec Psychomobile #1, von Trier est allé plus loin. Après avoir livré le concept de cette performance inoubliable, il en a confié l’entière responsabilité à ses collaborateurs leur laissant le champ libre, contrairement à ses habitudes. Les répétitions et les représentations ont été enregistrées par Morten Arnfred, cinéaste lui-même et bras droit de von Trier sur The Kingdom et Breaking the waves.
Depuis son triomphe cannois, Lars von Trier n’a donc pas chômé. Il a terminé quatre nouveaux épisodes de The Kingdom et réalisé six films publicitaires tournés en un jour avec l’acteur suédois Ernst-Hugo Järegård pour un journal du soir danois. Pendant l’automne, il a écrit un scénario d’après un roman de Morten Koch, auteur de best-sellers et écrivain danois le plus productif des années 40 et 50. Von Trier et sa société de production Zentropa ont acheté les droits des cent cinq romans à l’eau de rose de ce romancier aussi populaire que prolifique, l’idée initiale étant que von Trier tourne lui-même le premier de la série et que les suivants soient confiés à d’autres réalisateurs. Il y a quelques jours à peine, von Trier a mis la dernière main au scénario d’un film qu’il a l’intention de tourner à l’automne 1997 en Suède : une comédie musicale provisoirement intitulée Taps. Il a enfin pour la cinquième année consécutive filmé deux minutes supplémentaires d’un autre projet gigantesque, un film intitulé Dimension, avec Katrin Cartlidge, Stellan Skarsgård et Jean-Marc Barr. La dernière séquence du film sera tournée en 2023. Il est donc important que le réalisateur et le futur public prennent bien soin d’eux en attendant la première…
« Si je compare l’art cinématographique avec la peinture, le cinéma se trouve actuellement après son premier siècle au même stade que les peintres des cavernes préhistoriques qui gravaient des hommes et des animaux sur les parois rocheuses. Le cinéma n’a pas avancé beaucoup plus. Il a encore du chemin à parcourir ! », affirme von Trier. En tenant compte de sa grande capacité de travail et de son énorme envie d’expérimentations nouvelles, Lars von Trier constitue une garantie pour l’avenir du cinéma et son perpétuel développement.
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