Pour sa première réalisation, l’acteur Jacques Nolot retourne dans son village natal et solde sans aigreur les comptes de sa jeunesse. L’Arrière-pays, remarquable de tenue et de rigueur, dessine sans méchanceté le portrait acide et précis d’une certaine province profonde. Dans L’Arrière-pays, Jacques Nolot est le personnage central du film et, paradoxalement, il donne le […]
Pour sa première réalisation, l’acteur Jacques Nolot retourne dans son village natal et solde sans aigreur les comptes de sa jeunesse. L’Arrière-pays, remarquable de tenue et de rigueur, dessine sans méchanceté le portrait acide et précis d’une certaine province profonde.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans L’Arrière-pays, Jacques Nolot est le personnage central du film et, paradoxalement, il donne le sentiment d’une figure absente et hiératique, plantée au milieu des siens et du Sud-Ouest comme une sculpture de Giacometti, intrinsèquement figée et en partance. Ecrit en trois semaines « dans une sorte de catharsis très violente », le scénario poursuit ce même personnage, qui était déjà le jeune garçon de J’embrasse pas quittant son village brutalement pour rejoindre Paris et devenir quelqu’un d’autre et, encore avant, celui de La Matiouëtte, évoquant son premier retour au village et les incompréhensions viscérales avec son frère deux films réalisés par André Téchiné et coécrits avec Nolot. Avec ce premier long métrage en tant que réalisateur, Nolot repétrit son autobiographie, travaille ce personnage trop proche à distance, raconte enfin son histoire de sa propre main. Exercice difficile, pouvant conduire vite à la légende, au pathos emphatique, à la passion souffreteuse ou criarde. Nolot est bien loin de tout cela. Le recul de l’âge mêlé à la nécessité que l’on sent vitale d’écrire et de mettre en images des sentiments qu’il porte depuis toujours, dans la brutalité et la réserve, aboutissent à un film singulier et attachant.
On sent que l’adolescent n’a cessé d’habiter l’homme ce qui a eu lieu dans ce village natal a été décisif, tout est parti de là. Le jeune homme fugueur, qui quitte la maison à 16 ans pour partir à Paris et ne reviendra vers les siens que deux ou trois fois en trente ans, est sensiblement celui de 50 ans qui revient à Marciac sur l’appel de son père, parce que sa mère est mourante. Les sentiments qui accompagnent ce retour n’ont guère changé la peur, l’angoisse, le malaise de se replonger dans ce passé sont les mêmes à chaque fois.
Le début du film suit dans un silence total l’arrivée fantomatique de Jacques jusqu’au centre du village. Après avoir traversé la campagne, fait le tour de la place déserte, la voiture s’immobilise devant le petit salon de coiffure du père, où les copains sont ses seuls clients et viennent se faire couper les cheveux pour 40 f depuis des années. La décapotable garée devant la porte jure dans ce décor de vieilles pierres, de papier peint défraîchi, avec cette odeur de soupe fraîche montant des casseroles. Nolot, élégant et svelte dans son costume gris anthracite à l’étoffe légère et parfaitement coupé, le cheveu cranté et luisant de brillantine, est bien l’intrus, le Parisien, celui qui est parti. Il reste certes le Jacquinou, l’enfant du village, mais il est surtout celui qui s’est enfui, qui a trahi. Il est l’étranger (son retour au village a d’ailleurs quelque chose de westernien), le solitaire, le cachotier, celui dont on ne sait pas grand-chose à part qu’il est pédé et qu’il a réussi à la capitale puisqu’on le voit à la télévision dans de vieux feuilletons qui repassent de temps en temps. Il est semblable à une sorte d’effigie sur la place du village, une statue à la fois dressée et brumeuse, une fierté lointaine. Nolot traite sa stature de personnage public avec humour et détachement, il joue avec sa célébrité, se moque de sa notoriété (quelques femmes se bousculent pour lui demander des autographes à la sortie du cimetière, et on le voit en train de danser le flamenco dans un téléfilm qui date bien de vingt ans), tente de dresser un portrait de lui sans concession, sans mièvrerie ni tendresse.
Nolot n’est pas une star, il a joué les seconds rôles au cinéma dans des films d’André Téchiné, Danièle Dubroux ou Claire Denis, et n’est pas vraiment connu du grand public. De la même façon, il s’amuse à évoquer son homosexualité à travers des évocations du passé, rappelant les frasques en douce du village en disant « Moi, j’étais la Bette Midler du village. » Nolot règle ses comptes mais sans aigreur, sans idée de vengeance. Simplement, il n’est pas dupe. Pas dupe de l’admiration qu’il inspire par sa réussite dans le monde du cinéma, de l’acceptation de sa « marginalité », pas dupe de ce qu’il reste et a toujours été. Lui qui n’était qu’un pédé est devenu quelqu’un en apparaissant sur les écrans. L’une des grandes forces du film réside dans cet espace réduit où Nolot a su se placer ; à la fois réalisateur et protagoniste principal, acteur et observateur, il a évité tous les pièges de la complaisance et du nombrilisme.
L’Arrière-pays est un film cru et direct, qui montre sans fard les situations et les relations entre les êtres. Nolot s’est imposé une certaine neutralité, il parle peu, écoute et regarde surtout. Il est là sans y être vraiment, il se fond dans le décor pour mieux s’en affranchir, comme dans le brouhaha du café où l’on aperçoit sa tête réduite à l’autre bout du comptoir, apparaissant et disparaissant derrière celles des jeunes du village accoudés devant leurs bières ou leurs pastis. Neutralité qui convient parfaitement à ses sentiments intimes, à la violence et à la souffrance rentrées, vieilles de toutes ses années et sensibles durant tout le film. Le choix d’avoir tourné dans son village natal du Gers, Marciac, avec les habitants eux-mêmes, et de faire raconter son histoire par les autres personnages accentue cette sensation de détachement émanant du sien, et tranchant avec son surnom de Jacquinou. Nolot a laissé parler son village, ce lieu et ces êtres sont ceux de son enfance ; trancher les liens avec les siens est un leurre. Le passé lié à l’enfance est une petite vie en soi, douloureuse et révoltante, dont on ne se sépare jamais et qui pèse comme une pierre au milieu de nos ventres. Cette peau de Jacquinou dont il a voulu se débarrasser au plus vite en fuyant à 16 ans s’est fondue dans ses chairs, infusant une amertume légère. Mais le ton n’est pas aux représailles. Au contraire, en donnant la parole aux Marciacais, en voulant être au plus proche de la vérité, Nolot chasse le drame et allège le sujet. L’expression spontanée et naturelle des habitants, les remarques cocasses de ses tantes rompent l’atmosphère pesante des scènes liées à la mort de sa mère et aux engueulades sordides avec son frère. Pendant la première partie, la mort est omniprésente. Mais pas d’effondrement, pas de larmes ni de cris : la mort est là, massive au milieu d’eux, il n’est rien besoin de rajouter. Lorsqu’elle frappe, elle est traitée comme un passage naturel de nos vies, avec les gestes qu’il faut. La caméra est là pour enregistrer, non pour apitoyer. Lors de la scène, à la fois insoutenable et tournée dans une grande simplicité, où le corps entièrement nu de sa mère est lavé au gant sur son lit de mort, la caméra filme en silence les mouvements rapides de cette dernière toilette, les mains des voisines la revêtant de sa dernière robe, les bras de Jacques soulevant son cadavre au-dessus des draps. Le cinéaste nous fait traverser cette épreuve dans son déroulement, de cette ultime préparation du corps au cortège funèbre le long du mur du cimetière.
Ensuite, ce sera les histoires de familles, les racontars remontant à la guerre, les vieilles rancunes et les mesquineries, les ragots et les coucheries, ces petites histoires que l’on connaît par coeur, ressassées et chuchotées à l’arrière des cuisines et le soir dans les chambres. Ce sera l’affrontement entre Nolot et ce frère avec lequel il n’a rien d’intime, qui ne parle que de signatures au bas de papiers d’assurance. Nolot assiste à tout ça sans s’en mêler vraiment, les jeux sont faits depuis longtemps, la lassitude, le désir de fuir sont là, le pressant de reprendre la route. Mais avant de pouvoir s’échapper, chacun tentera de le retenir et retardera son départ. Après le silence et le deuil de la première partie centrée autour de la maison parentale, le cadre va s’élargir peu à peu, Jacquinou va refaire place à Jacques, le personnage va s’incarner à nouveau, sortir de la place circulaire pour gagner les sentiers et les boîtes de nuit. Mais juste avant de repartir, dans cette avalanche de secrets qui n’en sont plus depuis des lunes, Jacques apprendra par hasard au détour d’une phrase que son père officiel n’est pas son véritable père. Puis il reprendra la route, enfin… Sur un air de saudade, la voiture file au milieu des arbres, s’éloigne et disparaît, la parenthèse se referme. Jacques n’a fait que passer.
{"type":"Banniere-Basse"}