Certains filment nos vies antérieures, d’autres nos vies postérieures. Tout ce qu’on a été et tout ce qu’on sera, tout ce qu’on a vécu et ce qu’on a rêvé, et tout cela filmé en même temps, d’Oncle Boonmee à Inception: telle fut l’immense tâche du cinéma en 2010.
Le cinéma français, lui, est peut-être le moins mental du monde. Sa grande affaire, l’histoire de sa vie, c’est le réalisme. Le réalisme, c’est l’attrait majeur du film Des hommes et des dieux, lorsque le compte à rebours annoncé vers la mort semble se suspendre au profit de la simple description des rituels domestiques du monastère (les prières, les chants, les petites corvées de chacun, etc.).
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Du descriptif plutôt que du dramatique, une sobriété de tous les effets plutôt que la solennité enluminée attendue, c’est la formule magique, alliée à une diplomatie scénaristique (un peu trop) rusée consistant à ne se mettre personne à dos, qui a assuré au film son carton plein, ralliant les athées et les cathos, les nostalgiques de l’Algérie française, les responsables de l’Elysée comme l’électorat de gauche.
Mais sa spécificité très française, c’est sûrement sa façon très laïque, tout en prudence et demi-tons, de résoudre une problématique mystique. Cette tension, entre des hommes et des dieux, entre le régime réaliste français et l’horizon de son dépassement dans quelque chose de plus vaste, on pourrait la repérer dans la plupart des films français.
Tantôt c’est une jeune fille et des dieux ( Un poison violent), tantôt des hommes et des pixels ( L’Autre Monde), une fille et des motos ( Belle épine), un petit Français empêtré dans ses problèmes de divorcé, de gardes d’enfants… et des strip-teaseuses américaines ( Tournée)… D’un côté le familier, l’identifié, le repérable (la famille, la maison, les petits conflits psychologiques), et de l’autre la promesse d’un ailleurs, la bascule dans un monde totalement stylisé (un jeu vidéo morbide, un rallye moto filmé de façon presque abstraite, un spectacle de new burlesque). Le cinéma français filme moins l’ailleurs que le désir d’ailleurs, son horizon, l’élan vers, la lisière.
Ce désir d’ailleurs, c’est peut-être ce qui a conduit deux des meilleurs cinéastes français de leur génération, Claire Denis et Olivier Assayas, à filmer à l’étranger. Carlos, à la fois épopée tonitruante truffée de gunfights et auscultation psychologique fouillée d’un caractère complexe, et White Material, sur une guerre civile africaine, se branchent avec la même acuité sur des fréquences géopolitiques complexes, et apportent des solutions plastiques personnelles et originales pour traiter de l’histoire contemporaine en train de se faire.
Quand le cinéma français est aspiré par trop d’ailleurs, il prend le risque de se retrouver un peu nulle part. C’est le cas d’Amer, la rêverie d’Hélène Cattet et Bruno Forzani sur le cinéma fantastique italien des années 60-70 (Bava, Argento), dont la belle ambition formaliste n’a hélas remporté que peu d’échos. Peu d’échos aussi pour un autre premier film pourtant splendide, Domaine de Patric Chiha, qui retrouve la fièvre contenue et le lyrisme tamisé du cinéma de Jean-Claude Guiguet (Le Mirage), cerné par l’ombre de Thomas Mann. Quand le cinéma français reste campé sur trop d’ici, ça donne de grands succès populaires, mais dont l’excès de franchouillardise, qu’elle soit popu ( Camping 2) ou néobourgeoise ( Les Petits Mouchoirs), soulève le coeur.
L’année fut d’ailleurs plutôt bonne pour le cinéma français, notament en termes économiques (35 % de parts de marché, des blockbusters – Canet, Onteniente, La Rafle, Potiche – ; un cinéma du milieu qui marche, toutes qualités confondues – Amalric, Beauvois, Mammuth, Tavernier, Corneau, ou tout autre film avec Kristin Scott-Thomas).
En termes artistiques aussi : à la liste des premiers films talentueux déjà cités, il faut encore ajouter La Vie au ranch de Sophie Letourneur ou La Reine des pommes de Valérie Donzelli ; et à celle des beaux films à l’écho public confidentiel Homme au bain de Christophe Honoré, Des filles en noir de Jean-Paul Civeyrac, Au fond des bois de Benoît Jacquot… Et même le cinéma le plus industriel a pu accoucher de films populaires plutôt gracieux (L’Arnacoeur, Tout ce qui brille…).
Ces dernières années avaient été marquées par l’émergence des cinémas coréen, allemand, roumain. Chaque catégorie a connu en 2010 de belles réussites. Avec Mother, Bong Joon-Ho quittait le film d’action (Memories of Murder, The Host) au profit d’un mélodrame étrange et fascinant.
L’Allemagne pourvoit toujours le cinéma mondial en belles révélations ( Le Braqueur) comme en auteurs creusant leur sillon avec force et ténacité (Christoph Hochhäusler avec Sous toi, la ville). Avec Policier, adjectif., Corneliu Porumboiu confirme et dépasse les espérances qu’avaient fait naître 12 h 08 à l’est de Bucarest. Ajoutons qu’avec Un homme qui crie, primé à Cannes, Mahamat-Saleh Haroun a donné une belle visibilité au cinéma difficile à voir (et difficile à faire) du continent africain.
Au Québec, un trublion juvénile, Xavier Dolan, hybride avec allégresse dans Les Amours imaginaires la comédie d’analyse à la Woody Allen (lequel a livré un de ses films les plus amers avec Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu) avec l’esthétique hédoniste et pop d’un Araki (dont le Kaboom était particulièrement drôle, déconnant et sexy).
Au Portugal enfin, outre Mystères de Lisbonne, éclot l’oeuvre précieuse et envoûtante de João Pedro Rodrigues. Après O Fantasma et Odete, Mourir comme un homme est un nouveau chant douloureux et incandescent de la difficulté d’être.
2010 restera aussi comme la triste année où ont disparu deux cinéastes dont on pensait ne jamais cesser d’être les contemporains : Eric Rohmer et Claude Chabrol. On les a aimés follement, on va continuer, même en l’absence de leur annuelle livraison qui avait scandé toute notre vie en cinéma.
Sur ce fond de deuil, une joie tout de même : leur frère d’arme en Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard, est, lui, toujours aussi insolent, tonique, libre-penseur. Et a encore signé avec Film Socialisme l’outil le plus performant pour scruter ce grand bordel des images, leur nature, leur circulation, leur pouvoir, en 2010.
Jean-Marc Lalanne
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