Certains filment nos vies antérieures, d’autres nos vies postérieures. Tout ce qu’on a été et tout ce qu’on sera, tout ce qu’on a vécu et ce qu’on a rêvé, et tout cela filmé en même temps, d’Oncle Boonmee à Inception: telle fut l’immense tâche du cinéma en 2010.
Quelle sera la dernière image ? Que se passe-t-il lorsqu’elle surgit ? Et surtout y a-t-il quelque chose après ? Ce fut le questionnement de quelques beaux films de l’année, et même, pour être tout à fait précis, des deux plus beaux : Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) d’Apichatpong Weerasethakul et Mystères de Lisbonne de Raúl Ruiz.
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Dans les deux films, quelqu’un doit mourir. On sait d’emblée de qui il s’agit dans Oncle Boonmee ; on ne le découvre qu’au bout de quatre heures et demie de projection dans Mystères de Lisbonne.
L’oncle Boonmee se sait donc condamné, quitte l’hôpital pour achever sa vie chez lui. Mais l’imminence du trépas libère de drôles de puissances. Les gens qu’il a aimés, mais aussi ceux qu’il a été (dans d’autres existences) viennent soudain à sa rencontre.
Le coup de force figuratif du film est de donner à cette rencontre un tour incroyablement doux et serein. Pas d’affrontement entre le monde et l’outre-monde, la nature et le surnaturel. Weerasethakul instaure plutôt une démocratie parfaitement apaisée entre l’humain et le non-humain, les vivants et les morts, l’ici et l’au-delà. Et le trépas n’est même pas un terme.
La disparition de l’oncle intervient en plein coeur du récit, qui poursuit ensuite son chemin. La linéarité des faits (la maladie, l’agonie, les funérailles, le deuil…) est dispersée par des trouées mythologiques, où des princesses de contes ancestraux copulent avec des poissons lubriques et où des hommes-singes se constituent en milices dans des sociétés futuristes. Toutes les temporalités et tous les régimes de réel coexistent.
Ce n’est pas avec ses vies antérieures que le personnage central de Mystères de Lisbonne entre en contact au moment du trépas. Mais plutôt avec ses vies postérieures. Le film instaure lui aussi une temporalité particulière : on ne le comprend qu’à la fin, mais il est entièrement raconté au conditionnel passé (attention ! que ceux qui n’ont pas encore vu le film se méfient : les lignes qui suivent vont spoiler à fond).
S’il n’était pas en train de mourir dans sa chambre, en proie à une fièvre délirante sévère, l’enfant orphelin aurait été un amoureux éconduit, aurait rencontré toutes sortes de personnages picaresques, aurait été entraîné dans de trépidantes péripéties, aurait été un grand voyageur traversant l’Atlantique pour vivre sa vie d’adulte au Brésil…
Le monde bigarré et extravagant que déploie le film pendant plus de quatre heures se réfracte brutalement dans les cinq dernières minutes et se replie soudain entre les quatre murs d’une chambre d’enfant agonisant. Toutes ces vies hautement feuilletonesques auraient pu être, mais n’ont pas été. Et si le spectateur du film a pu en jouir pleinement, leur personnage principal, lui, en a été privé.
Ce sabordement du romanesque, qui nous fait passer en un instant d’Eugène Sue à Marcel Proust, est la surprise dramatique la plus sidérante, et surtout la plus bouleversante de l’année. Et, de vies passées retrouvées en vies futures évaporées, nul mieux qu’Apichatpong Weerasethakul et Raúl Ruiz n’a su filmer toute la plénitude d’une expérience humaine, dans son déroulement réel comme dans toutes ses virtualités.
Dans Oncle Boonmee ou Mystères de Lisbonne, les forces de l’esprit partent à l’assaut du monde, se trament à sa matière. Dans le cinéma hollywoodien le plus sophistiqué, c’est plutôt le monde qui entre par effraction dans la tête.
Et cette effraction est désormais le fait d’un seul homme : Leonardo DiCaprio. L’acteur porte aujourd’hui à lui seul le genre dominant du cinéma américain : le film à la fois très cérébral et très spectaculaire, qui reconduit tous les codes du cinéma d’enquête policière ( Shutter Island) ou du blockbuster d’action frénétique ( Inception), mais le fait sur le plus petit des espaces de jeu, une simple boîte cranienne.
On entre maintenant comme dans un moulin dans la tête de Leonardo DiCaprio. On slalome entre ses souvenirs, ses rêves et ses hallucinations. Et lui-même est un voltigeur expert qui peut descendre en varape dans le subconscient de ses partenaires.
Si David Lynch semble avoir mis sa fonction cinéaste en mode veille (au profit de celles de plasticien, dessinateur, publicitaire et surtout gourou transcendental), son cinéma est indiscutablement à l’origine de cette vogue récente qu’on pourrait appeler le blockbuster psychique, fait de torsions schizophrènes et de cauchemars emboîtés.
Un autre cinéaste américain parmi les plus influents semble aussi en mode pause. Même si lui continue à tourner des films. C’est M. Night Shyamalan. L’homme qui avait inventé un nouveau rythme – à combustion très lente – presque antispectaculaire au cinéma de consommation mainstream, a abandonné avec Le Dernier Maître de l’air tout souci de raffinement plastique au profit d’une imagerie numérique digne du Monde de Narnia.
D’ailleurs, l’année ne fut pas très bonne pour l’économie hollywoodienne. Sur le sol américain, Harry Potter 7 et Le Monde de Narnia 3 ont déçu (mais les deux films font un démarrage foudroyant en France). La comédie qui, dans le sillage de l’auteur-producteur Judd Apatow, s’était imposée comme un territoire des plus fertile, n’a livré cette année aucun film majeur (mais quelques bons films néanmoins : I Love You Phillip Morris, American Trip…).
Et les deux films anglophones qui nous ont le plus enthousiasmés n’étaient que très peu ou pas du tout américains, réalisés en tout cas par deux cinéastes européens : Werner Herzog et Roman Polanski.
A l’extrême marge du cinéma américain, mais bardé d’une star un peu déchue et cependant toujours grandiose dans sa démesure bouffonne – Nicolas Cage -, le cinéaste allemand livre avec Bad Lieutenant un thriller outré, où La Nouvelle-Orléans fraîchement dévastée par l’ouragan Katrina est filmée avec la même fougue baroque que la jungle amazonienne d’Aguirre ou de Fitzcarraldo.
Financé majoritairement en France, tourné en Allemagne et au Danemark par un cinéaste d’origine polonaise, interprété par des comédiens anglais, The Ghost Writer campe sur des territoires géographiques très mouvants.
Aussi mouvants que les identités, les faits biographiques, les histoires officielles, sables dans lesquels s’enfonce le pauvre (mais génial) Ewan McGregor. On ne va pas revenir ici sur les télescopages sidérants qu’organise le film entre son récit et la situation du cinéaste, muré en Suisse par la justice américaine.
Mais rappelons que ce grand film au classicisme hanté s’achevait sur une disparition aussi belle que celle de l’oncle Boonmee : une pure et simple évaporation, hors-champ, de l’écrivain fantôme, tandis que montent au ciel, non pas son âme mais presque, des centaines de feuilles imprimées dispersées par le vent.
Même s’ils n’habitent pas un cerveau de façon aussi littérale qu’Inception ou Shutter Island, Herzog et Polanski ne pratiquent pas moins un cinéma proprement mental, où le réel est transfiguré soit sur le mode hallucinatoire (Herzog), soit sur celui de la crise paranoïaque (Polanski)….
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