De David Lynch à Claire Denis, l’odyssée 2001 du cinéma a volé souvent très haut, dans des sphères hypnotiques et sensorielles. Sur la cartographie mondiale des grands films, l’Amérique piétine, l’Asie confirme sa superbe, l’Argentine pointe son nez. Le cinéma français, fier de son box-office, peut surtout l’être pour la densité et la variété de sa production. Mais la fusion Vivendi/Universal le menace de l’intérieur. A suivre de près en 2002.
Pour paraphraser un dialogue de Truffaut, une histoire, ça a un début, un milieu et une fin. Et il en va ainsi de 90 % des films, et c’est ce qu’attend du cinéma l’immense majorité des spectateurs, qui pensent, tels Billy Wilder et Alain Riou, qu’il y a trois éléments fondamentaux dans un film : « D’abord une histoire, ensuite une histoire, et enfin une histoire. » Bon, nous aussi, grands enfants comme tout le monde, on aime bien s’immerger dans l’espace noir d’une salle obscure pour qu’on nous raconte de bonnes histoires.
Il n’empêche que les films les plus beaux, les plus singuliers, les plus marquants de cette année sont justement ceux qui se sont le plus affranchis d’une narration classique, qui se sont libérés de l’enchaînement habituel de causes et d’effets, qui se sont parfois terminés sur une non-fin (ou tout au moins sur une fin ouverte), bref, qui se sont éloignés du pôle roman/théâtre pour tendre vers un pôle chorégraphie/musique/sculpture plus mystérieux et plus cinématographiquement fertile. Un cinéma de l’essence où l’on peut s’abîmer dans la pure contemplation des plans, où la construction d’un espace et d’une temporalité devient plus important que le récit proprement dit, où un geste, une posture, un visage, un costume, une lumière, un mouvement d’appareil, une rythmique des scènes en disent bien plus long qu’un dialogue.
L’année dernière nous avait déjà gratifiés du mirifique In the Mood for Love ; cette année cinéma fut fleurie de Millennium Mambo de Hou Hsiao-hsien, Mulholland Drive de Lynch, Trouble Every Day de Claire Denis, La Libertad de Lisandro Alonso, Sous le sable d’Ozon, Platform de Jia Zhang-ke, Kaïro de Kiyoshi Kurosawa, L’Ile de Kim Ki-duk, Dans la chambre de Vanda de Pedro Costa, Pau & son frère de Marc Recha, Highway de Dvortsevoy…
Et même si la tendance plus classiquement narrative a donné aussi des fruits magnifiques (Va savoir de Rivette, L’Anglaise et le Duc de Rohmer, Loin de Téchiné, Ring de Hideo Nakata, Toutes les nuits d’Eugène Green, La Chambre du fils de Moretti, jusqu’au splendide Ouvriers, paysans des Straub, dont la beauté radicale est entièrement fondée sur un récit, sur un texte et des voix), il nous semble que la piste la plus féconde et contemporaine du cinéma est dessinée par tous ces films qui se délestent plus ou moins des histoires avec un début, un milieu et une fin, pour tendre à une expérience sensorielle faite de stases temporelles, d’hypnose contemplative et de plans susceptibles d’être creusés, scrutés et pelés à l’infini.
En ce sens, le cinéma épouserait une trajectoire comparable à la musique populaire (notamment à sa branche electro) qui se déprend du song writing classique, de la chanson à texte et du formatage radiophonique pour plonger vers une essence de la musique faite d’harmonies, de boucles et de textures sonores. On peut résumer cette tendance d’une autre façon en la lisant comme un mouvement du prosaïsme vers l’abstraction.
Sur le plan géo-esthétique, les tendances lourdes des dernières années se confirment. L’Extrême-Orient continue de dominer le monde, avec un recul de Taïwan et de Hong-Kong (mais quand même la présence marquée de Hou Hsiao-hsien et Tsai Ming-liang, Johnny To et Tsui Hark), la permanence du Japon (Kurosawa, Nakata, Kawase, Imamura…), la Chine continentale et la Corée, qui se maintiennent, et l’émergence de la Thaïlande (les films provenant de ces deux derniers pays sont essentiellement découverts dans les festivals, mais pas encore bien distribués en France).
Le bourgeon le plus prometteur a éclos en Argentine, avec le Mondo Grua de Pablo Trapero, La Libertad d’Alonso, en attendant bientôt le superbe La Cienaga de Lucrecia Martel. Tous ces cinéastes sont jeunes, ont étudié ensemble à la fac de cinéma de Buenos-Aires, ce qui ébauche l’idée d’une mini-Nouvelle Vague façon gaucho. Vu le contexte politico-économique local, on conçoit bien que ce bourgeon-là est très fragile, c’est pourquoi il faut le distinguer tout de suite et suivre de près ses éventuels développements.
Le cinéma américain continue d’inquiéter par sa faiblesse d’innovation formelle et son incapacité de renouvellement des troupes. Cette année, deux films seulement sortent du ventre mou (Mulholland Drive et R-Xmas), signés David Lynch et Abel Ferrara toujours les mêmes, serait-on tenté d’ajouter. Si des blockbusters comme Pearl Harbour peuvent encore impressionner par leur force de frappe unique au monde, le cinéma industriel américain s’est surtout signalé par un formatage d’idées, d’histoires et de styles de plus en plus répétitif, lassant et à bout de souffle créatif.
Dans ce contexte, la seule note d’espoir repose sur les frêles épaules de Night M. Shyamalan : le réalisateur du Sixième Sens et d’Incassable est, en effet, le seul nouveau venu qui réussit à concilier succès de masse, qualité de fabrication « à l’américaine », thèmes personnels et options formelles à contre-courant. Etre à la fois le successeur de Steven Spielberg et de Jacques Tourneur, voilà qui relève de l’exploit.
Le cinéma français continue d’être le plus dense et le plus varié du monde. Dans quelle autre contrée trouve-t-on des cinéastes aussi divers que Claire Denis et Thomas Gilou, les Straub et Christophe Gans, Rohmer et Rivette, Godard et Lanzmann ? Cette année encore, on aura tout vu : comédies populaires (Le Placard, La Vérité 2…) et comédies injustement boudées (Mercredi folle journée, On appelle ça le printemps), films spectaculaires à gros budget (Le Pacte des loups) et projets radicaux à microfinancement (Ouvriers, paysans), films d’auteur typiquement français (Va savoir, Liberté Oléron) et objets inclassables (Sobibor, L’Anglaise et le Duc). Et puis, contrairement aux Etats-Unis, la relève semble chez nous inépuisable. Parmi les « jeunes » ou nouveaux venus de l’année, on retiendra François Ozon (Sous le sable), Bertrand Bonello (Le Pornographe), Eugène Green (Toutes les nuits) et Alain Guiraudie (Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge) : à eux quatre, ils ont fait dix fois moins d’entrées que certain clip montmartrois, et pourtant leurs films constituent un formidable antidote au repli identitaire, aux faux bons sentiments et à la vraie démagogie publicitaire véhiculés par le « jeunisme » triomphant.
Autre fait saillant de l’année échue : le succès inédit et historique du cinéma français au box-office. On a déjà écrit dans ces pages que si ce succès comptable est plutôt une bonne nouvelle (tant que l’hégémonie commerciale américaine peut être égratignée, c’est toujours bon à prendre), il n’y a pas de quoi non plus entonner La Marseillaise et bomber le torse tricolore : car lorsqu’on passe le cap des chiffres pour examiner les films de plus près, on se rend compte que Les Rivières pourpres est une resucée moyenne du Silence des agneaux, que Le Pacte des loups est nettement moins bien fabriqué que Tigres et dragons ou encore que Le Placard est faiblard à tout niveau.
Le cinéma français peut surtout être fier de la diversité de ses films et, s’il peut se vanter de quelque chose, c’est de rayonner internationalement, non par son box-office mais en faisant travailler des cinéastes comme David Lynch, Manoel de Oliveira, Hou Hsiao-hsien, Amos Gitai, Wong Kar-wai, Youssef Chahine, Elia Suleiman, Abbas Kiarostami, produits ou coproduits par des Français (sur ce point, rendons hommage au courage, au goût et à l’ouverture d’esprit des Humbert Balsan, Paulo Branco, Eric Heumann, Pierre Edelman, Marin Karmitz et autres, tous ces aventuriers de l’ombre qui contribuent à l’honneur de notre système).
Reste que le succès du cinéma français, qu’il soit comptable ou artistique, est fragile, provisoire. Du point de vue de la diversité esthétique, il est menacé de l’intérieur. Dans la lignée d’un jackpot tel que Le Pacte des loups, la tendance des argentiers du cinéma français (les télés et, principalement, Canal+) semble être de financer moins de films mais de miser plus gros sur chacun. En clair, pour une même enveloppe globale de 1 000 euro, on préférera financer 10 films à 100 euro que 100 films à 10 euro. Ce qui signifierait plus de Pacte des loups, de Rivières pourpres ou de Vidocq, moins de Rivette, Téchiné, Desplechin, Denis, et moins de possibilités de découvrir les Ozon, Larrieu ou Guiraudie de demain. Or, la richesse et la singularité de notre système, c’est justement de permettre l’existence de films de tous styles et de tous budgets.
Du point de vue économique, l’écosystème français est menacé de l’extérieur, par l’événement industriel de l’année : la fusion Vivendi/Universal. Sur le coup, les professionnels français s’étaient réjouis, encore dans un pur réflexe cocardier : un Français s’emparant d’un grand studio hollywoodien, c’était comme si Grosjean gagnait l’US Open ! Après deux mètres de recul et trois minutes de réflexion, tout le monde se rendait compte qu’Universal n’allait pas miraculeusement se mettre à produire Rohmer ou Claire Denis, ou à défendre l’art de vivre et de filmer à la française, mais continuer à usiner des blockbusters planétaires, des films esperanto, des Retour de la momie et des Jurassic Park en série, puisque la raison d’être d’un grand studio est d’atteindre 12 % de rentabilité annuelle mais non pas de perpétuer l’esprit d’André Bazin.
L’opé Vivendi/Universal est un super coup pour Messier, pour ses actionnaires, pour l’ultracapitalisme et la marchandisation du globe, pour l’entertainment-roi et le profit souverain, mais certainement pas pour notre cinéma national, ni pour la cinéphilie mondiale. Et certains de s’interroger, à juste titre, sur l’avenir de Canal+ (le principal bailleur de fond du cinéma), du binôme CanalSatellite/TPS, de la politique européenne en matière d’exception culturelle et de tout l’édifice juridique et financier qui permet au système français d’être ce qu’il est, avec ses défauts (mauvais films sous perfusion, copinage, etc.) mais surtout ses bénéfices (jusqu’à preuve du contraire, le cinéma français est dans une situation meilleure que l’allemand ou l’italien).
Bref, l’avenir de notre système n’est pas gagné d’avance et il dépendra d’une vigilance éthique et politique de tous les instants. Ce combat-là n’est pas nationaliste et franchouillard, il met en jeu la diversité des uvres à venir, qu’elles soient françaises, iraniennes, chinoises, taïwanaises, portugaises, kirghizes, kazakhes ou américaines (pour citer les origines nationales de films produits cette année grâce au système français).
Dans le mouvement observé depuis quelques années, le cinéma au sens strict (le film en pellicule 35 mm qu’on va voir en salle) tient une place de moins en moins centrale et dominante dans la sphère grouillante des images. Ce bon vieux cinoche est bousculé, cerné, menacé, de l’extérieur comme de l’intérieur, par l’évolution techno-médiatique du monde. Au-delà du cinéma, il y a l’explosion du marché du DVD, les jeux vidéo, l’imagerie publicitaire qui gangrène le monde comme une lèpre (et qui recycle abondamment des images fortes inventées par le cinéma), le bouillonnement d’Internet et, surtout, la télévision, de plus en plus omniprésente dans la vie et la conscience de chacun (voir la puissance de fascination de Loft Story ou des attentats du 11 septembre, ces derniers relevant plus à mon sens du clip ou de la pub que du cinéma).
En deçà du cinéma, il y a la recherche expérimentale, les passerelles innombrables entre cinéma, art contemporain, Internet, création vidéo… Avant, on se faisait une toile, maintenant il y a la Toile, ce réseau virtuel qui ouvre toutes les possibilités théoriques de bouleversement futur (économiques, technologiques, pratiques, esthétiques). Bref, les images sont partout et le cinéma est partout ou nulle part. Tout ça, on ne peut que le constater, à froid, objectivement, théoriquement. Mais, à chaud, subjectivement et sentimentalement, aucun DVD, aucune émission de télé (à part peut-être une grande rencontre sportive en direct), aucun clic sur le « Ouaib » n’a égalé en intensité de plaisir et d’éveil de tous mes sens l’expérience qui consiste à entrer dans une salle, à voir la lumière s’éteindre pendant que commence, par exemple, le Mulholland Drive de David Lynch. Les images s’agitent en tous sens, mais pour l’instant, voir un beau film sur grand écran demeure la relation la plus intense, la plus complète, la plus profonde et la plus durable, la plus nourrissante sensoriellement et intellectuellement que l’on puisse entretenir avec des images mouvantes. Ça ne durera peut-être plus très longtemps mais, tant que ça durera, on sera là pour en profiter.