Désirs enfoui. A Cannes, certains faisaient la fine bouche. Pourtant, L’Anguille valait largement une deuxième Palme d’or pour Shohei Imamura. En partant de l’histoire d’un homme qui renaît à la vie après un crime passionnel et huit ans de prison, le maître japonais a façonné un objet qui ne ressemble à rien de connu : […]
Désirs enfoui. A Cannes, certains faisaient la fine bouche. Pourtant, L’Anguille valait largement une deuxième Palme d’or pour Shohei Imamura. En partant de l’histoire d’un homme qui renaît à la vie après un crime passionnel et huit ans de prison, le maître japonais a façonné un objet qui ne ressemble à rien de connu : un film poétique et politique, tragique et burlesque, limpide et opaque.
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Une vue en plongée sur un quartier d’affaires : quelques tours de verre, quelques immeubles de béton enserrés dans un réseau d’autoroutes vaguement hexagonal. C’est le premier plan, magnifique, d’un grand film mystérieux. Ce plan d’ouverture est comme un diagramme du Japon urbain contemporain, un condensé géométrique de la vie du personnage principal, Takuro Yamashita : le cercle feutré mais infernal du métro/boulot/dodo. Confirmation immédiate en quelques rapides plans muets qui évoquent Ozu : Yamashita travaille docilement dans une grande firme, portant l’uniforme réglementaire des salary men chemise blanche, costume et cravate sombres. Mais on est chez Imamura, pas chez Ozu : le sexe et la violence ne vont pas tarder à se manifester. Dans le métro du retour au foyer, Yamashita lit une missive anonyme et apprend que son épouse le trompe chaque fois qu’il part pour une partie de pêche nocturne. Ce soir-là, il ira à la pêche comme d’habitude, mais reviendra au domicile beaucoup plus tôt, pour en avoir le coeur net. En se faufilant comme un voleur à travers les buissons de son propre jardin, il découvre effectivement ce qu’il ne voudrait pas voir, l’humiliation suprême : sa femme est en train de jouir dans les bras d’un autre. Fou de rage, halluciné de jalousie (sous son regard, le pâle néon du réverbère se teinte en rouge, couleur des quartiers chauds, couleur de la colère, couleur du sang), Yamashita se saisit d’un couteau de cuisine, fait irruption dans la maison et trucide gaillardement sa femme jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le sang gicle partout, jusque sur l’objectif de la caméra. Pas de doute, on est bien chez Imamura. Juste après cet accès de violence meurtrière, le cinéaste fait succéder une séquence d’une troublante sérénité. Yamashita reprend ses esprits, enfourche sa bicyclette et tranquillement, pédalant en douceur dans les sous-bois, va se rendre au commissariat du quartier. Le tout a duré à peine dix minutes, le générique n’est pas encore terminé : fin du film prévisible d’Imamura. L’auteur de Désir inassouvi, de Désir meurtrier et de La Vengeance est à moi a concentré ce qu’on pouvait attendre de lui dans un prologue afin de mieux s’en débarrasser ; L’Anguille peut vraiment commencer.
Huit années ont passé : Yamashita, qui a sans doute été un prisonnier modèle, est relâché sous conditionnelle. Il sera surveillé pendant sa période probatoire par un prêtre bouddhiste qui lui recommande surtout de rester calme et de ne pas se mêler d’affaires louches. Yamashita a changé : certes, il est toujours aussi peu loquace (une constante dans le cinéma japonais voir Kitano), mais son crime et son séjour en prison semblent avoir tué en lui tout désir désir sexuel, mais aussi désir de vie, de socialisation. Yamashita est une sorte de zombie qui dès sa sortie se met à marcher dans la rue au pas cadencé, résultat de huit années de promenades en rang d’oignons. Il veut simplement retaper un salon de coiffure en ruine dans une zone maritime quasi déserte, continuer à satisfaire sa passion de la pêche (mais juste pour le geste, il renvoie à la mer toutes ses prises) et converser avec son unique compagnon, une anguille apprivoisée dans le bassin de la prison. Pourquoi une anguille ? Parce qu’elle écoute ce qu’il lui raconte. Le long retour à la vie de Yamashita sera essentiellement un long retrait du monde. Individu qui refuse (autant par choix personnel que par obligation légale) d’être mêlé à des histoires, Yamashita est donc un personnage qui refuse la fiction. C’est cette résistance au monde, au social, à une dramaturgie scénaristique qu’Imamura va tester.
Car la fiction est tenace et elle va s’entêter à venir percuter la bulle autiste constituée par Yamashita et son anguille. Il y a d’abord la maigre communauté environnante, qui constitue aussi la chiche clientèle du salon de coiffure. Une véritable équipe de bras cassés, marginaux divers et variés du miracle économique japonais : un charpentier amateur de pêche, un jeune illuminé qui attend les extraterrestres, un ancien collègue taulard frustré et jaloux qui essaie le bouddhisme pour se réintégrer car contrairement à Yamashita, il rêve de revenir parmi les hommes. En choisissant ces laissés-pour-compte de la société nippone dominante, en filmant des personnages qui ne seront jamais esclaves chez Sony, Imamura rappelle qu’il est aussi ce grand cinéaste politique qui a signé Histoire du Japon racontée par une hôtesse de bar et Pluie noire.
Mais la fiction va vraiment se manifester sous la forme d’une jeune femme évanouie dans les roseaux : quand Yamashita la découvre par hasard, son premier réflexe est de la secourir, mais il se ravise tout de suite et préfère prévenir ses voisins surtout pas d’histoire(s). Une fois sauvée et guérie, la jeune femme, Keiko, vient remercier Yamashita et se propose de travailler avec lui au salon. Du coup, la boutique se met à avoir plein de clients et des sentiments commencent à naître entre Keiko et Yamashita. Là, Imamura va rappeler qu’il est aussi un grand cinéaste de la cruauté. Les deux personnages crèvent de désir l’un pour l’autre mais refoulent à donf, bloqués qu’ils sont par leur passé traumatique. On connaît celui de Yamashita ; pour Keiko, c’est également assez gratiné. La jeune femme est coincée entre une mère riche mais légèrement dérangée et un fiancé cupide qui ne pense qu’à engranger l’argent de sa future belle-mère pour investir dans ses affaires. Keiko est prise dans un noeud gordien de sexe, d’argent et de folie.
Après plusieurs semaines de mijotage à feu doux, rythmées par le clapotis amniotique des marais où pêche Yamashita et les glouglous utérins de l’aquarium où barbote l’anguille, les passions souterraines explosent à ciel ouvert dans une bagarre générale au salon de coiffure. A la fois violente et burlesque, digne de John Wayne et des Marx Brothers, cette échauffourée tragicomique met aux prises pêcheurs et banquiers, gendarmes et avocats, hommes d’affaires et prolétaires même Yamashita est (enfin) obligé de participer à la mêlée générale. Les masques tombent, les costumes et uniformes ne sont plus qu’un mince vernis de civilisation masquant mal la violence des hommes, transformés ici en une volière de gamins dans une cour de récréation. Comme l’a dit un personnage à Yamashita, « Tu es le roi du jardin d’enfants. » Mais comme chez Ford, il n’y a parfois rien de tel qu’une bonne baston pour débloquer une situation. Ainsi Keiko, qui s’est saisie d’une planche en bois et s’est mise à cogner comme un homme, s’affranchit enfin de sa triple tutelle sexuelle, financière et matriarcale un mouvement que n’aurait pas désavoué Oshima.
Imamura filme son monde de façon mi-impassible mi-goguenarde, trouve toujours la bonne distance (ni trop près ni trop loin, ses personnages sont le plus souvent cadrés en plans moyens, toujours bien inscrits dans leurs décors, des lieux déserts et indécis qui représentent parfaitement leur état mental), mène son film sans aucun effet démonstratif mais avec un sens infaillible du plan et de la couleur si on devait définir une empreinte chromatique de L’Anguille, ce serait un rectangle gris troué de taches de couleur, rouges le plus souvent. S’il aime et se moque en même temps de ses personnages, on imagine que le cinéaste s’est un peu identifié à Yamashita avec qui il partage un certain laconisme, une même volonté de se retirer des voitures, de rester à l’écart de l’agitation du monde. Mais quand on sait que l’anguille, poisson phallique, est un animal modeste qui fait des milliers de kilomètres pour aller vivre au fond de la vase, dans l’obscurité, on se dit qu’Imamura est peut-être bien lui-même une anguille. Mais le plus troublant à propos de l’anguille, c’est son mode de reproduction, longuement expliqué dans le film par Yamashita : les mâles expulsent leur semence dans l’océan, puis les femelles sont fécondées au hasard. Adoptant la paternité hasardeuse du poisson, Yamashita et Keiko décident d’élever ensemble l’enfant dont elle est enceinte et dont le géniteur est l’ex-amant : à l’heure de la fécondation in vitro, des clonages génétiques et autres manipulations scientifiques, on ne contrôle plus complètement sa progéniture. Mais à bien y réfléchir, ce processus d’enfantement aléatoire où un père s’approprie l’oeuvre d’un autre est peut-être aussi une métaphore exacte de ce qu’est un auteur de cinéma : ainsi flottent dans l’océan des centaines d’histoires/ovules et de scénarios/spermatozoïdes réappropriés par un père/cinéaste qui en fait ses films/enfants.
Quoi qu’il en soit, L’Anguille est aussi insaisissable et glissant que le poisson reptilien qui lui donne son titre. Un film qui persiste à envisager le cinéma comme terrain privilégié de questionnement et d’aventure, surprenant à chaque nouvelle séquence, un film qui tient en haleine le spectateur parce qu’à chaque fois qu’il avance dans le récit, le sol se dérobe un peu sous ses pieds. L’Anguille est aussi limpide en surface et opaque en profondeur que les marais qui lui servent de décor : plus le film interroge le mystère du monde et des êtres, plus le mystère s’épaissit. On ne connaît pas meilleur compliment.
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