En apéritif à sa prochaine chronique consacrée au flipper, Tonino Benacquista se penche sur un grand Wenders. “… Aujourd’hui 6 décembre 1976. Il n’y a rien à craindre sinon la crainte elle-même. Je sais de moins en moins qui je suis.” Tom Ripley fait le bilan de sa journée, affalé dans son grand lit rouge, […]
En apéritif à sa prochaine chronique consacrée au flipper, Tonino Benacquista se penche sur un grand Wenders.
« … Aujourd’hui 6 décembre 1976. Il n’y a rien à craindre sinon la crainte elle-même. Je sais de moins en moins qui je suis. » Tom Ripley fait le bilan de sa journée, affalé dans son grand lit rouge, dictaphone en main. Ripley est une sorte d’aventurier obscur qui a un sens de l’esthétique poussé et des états d’âme d’une classe absolue. Sa dernière arnaque : vendre les toiles d’un peintre new-yorkais dont la cote a décuplé depuis qu’il se fait passer pour mort. Il va croiser la route de Jonathan, un petit encadreur de Hambourg qui se croit condamné par la médecine et va se transformer en tueur de la mafia pour mettre sa famille à l’abri du besoin. Tom et Jonathan vont rater leur amitié avec tant d’élégance qu’on finit par se demander s’il est bien utile de les réussir, ses amitiés.
Avec L’Ami américain, Wenders réussit une gageure : un film à équidistance entre le film d’auteur et le film de genre. Tout individu tenté par le polar rêve un jour d’approcher ce point de jonction, cette qualité émotionnelle qui fait toute la réalité d’un genre. Après Hitchcock avec L’Inconnu du Nord-Express et René Clément avec Plein soleil, le cinéaste de l’errance se risque à adapter un roman de Patricia Highsmith. Les scènes de meurtre dans le métro et dans le train créent un effet de réel que les jeunes et pétaradants réalisateurs américains feraient bien de revoir, sans parler de ce moment où Jonathan crève sous nos yeux la dernière membrane qui le séparait de la folie. L’intrigue court sur trois pays, jongle avec trois langues et un casting rêvé : Dennis Hopper, Bruno Ganz, Gérard Blain, Samuel Fuller et Nicholas Ray dans sa propre piaule que Wenders reviendra filmer plus tard dans Nick’s movie. (Intermède jeu pour les cinéphiles : un Jean Eustache s’est caché dans le film, sauras-tu le reconnaître ?) L’Ami américain est sans doute le plus coloré de tous les films noirs ; citons en priorité le jaune et le brun (by courtesy of Rembrandt) mais surtout le bleu et le rouge. Le bleu est sans doute à l’origine de toute l’histoire du film : Jonathan est le seul à s’être aperçu que le fameux bleu du peintre Derwatt n’est plus exactement le même depuis sa mort… Mais le rouge est pourtant la couleur dominante, ce qui est le comble pour un film où il n’y a pas une seule goutte de sang. Du lit en velours de Ripley jusqu’à la Volkswagen de Jonathan, le rouge est encore plus rouge que le canapé de Cyd Charisse dans Party girl de Nicholas Ray. L’ensemble chromatique évoque irrésistiblement les toiles d’Edward Hopper. C’était, paraît-il, le souhait de l’auteur. Chaque 6 décembre, nous nous réunissons avec quelques aficionados pour commémorer le jour auguste où Tom Ripley se noie dans son lit rouge. Cette année, ce sera le vingtième anniversaire.