Une nouvelle de Philip K. Dick adaptée finement et illuminée par un Matt Damon particulièrement bon.
S’il est une idée aujourd’hui bien ancrée dans l’imaginaire collectif, c’est que le monde n’est pas tout à fait tel qu’on le voit, que derrière le rideau existe une coulisse, gardée par des hommes en complet cravate, où se jouent réellement nos vies.
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Portée exemplairement par Matrix, cette idée n’a cessé d’essaimer ses graines de paranoïa et ses questionnements existentiels au cours de la décennie passée, de Jumper à Inception, de Lain à Lost, de Satoshi Kon (Paprika) à Richard Kelly (The Box).
Dès les années 50, un écrivain avait déjà œuvré, mieux que tout autre, à définir les contours de ces simulacres d’univers : Philip K. Dick. Arrivant en queue de comète, alors qu’on avait le sentiment d’avoir un peu tout vu sur le sujet, L’Agence est justement l’adaptation d’une nouvelle précoce de l’écrivain, The Adjustment Team.
Il existerait dans les plis du réel, nous dit K. Dick, des anges missionnés par Dieu (aka “The Chairman”) pour veiller à la stricte application de son plan, également appelé “destin”.
Aussi discrets que possible, fringués en Mad Men (John “Sterling” Slattery joue l’un d’eux), ces anges ne sont pas omnipotents ; ils se contentent “d’ajuster” le réel, simples pompiers divins chargés de prévenir les incendies qui pourraient compromettre le grand dessein.
Tremper l’imaginaire monothéiste dans le petit bain du management capitaliste, comme si l’univers entier se résumait à de la gestion de projet dont on suivrait les développements sur un banal livre des comptes (belle trouvaille d’accessoiriste), c’est la première grande idée de la nouvelle – et partant, du film.
Seulement, on s’en doute, le rideau va se déchirer, la belle mécanique s’enrayer : c’est Matt Damon, jeune politicien démocrate promis à un grand avenir (Obama il y a dix ans, en gros), qui prend accidentellement en flag’ ces agents du destin, alors qu’ils tentent justement de corriger le sien.
Mis dès lors dans la confidence, avec toutefois la consigne stricte de ne rien ébruiter, il se lève peu à peu contre ses geôliers angéliques, qui veulent à tout prix l’empêcher de revoir l’amour de sa vie (Emily Blunt en séductrice étourdie, parfaite le temps d’une scène d’exposition, un peu moins par la suite).
Le bonheur peut-il se trouver dans la résignation ? La liberté vaut-elle tous les sacrifices ? Le destin individuel importe-t-il plus que le collectif ? Autant de sujets du bac de philo que le film esquive soigneusement pendant une heure et demie enlevée, légère comme une plume, avant, hélas, de se les coltiner, vite fait, dans le dernier quart d’heure. Cette fin, trop peu consistante et franchement ratée, n’entache cependant pas ce qui la précède.
George Nolfi, jadis scénariste de La Vengeance dans la peau – où déjà, “on nous cache tout, on nous dit rien” –, réussit ainsi à détourner son premier film des tourbières existentielles, et signe un thriller romantique plein d’allant et sans coup de feu, jeu de piste enfantin dans un Manhattan sublimé par la lumière mordorée des fins d’après-midi.
Multipliant les jeux de reflets, dans des rues transformées en galerie des glaces avec ses baies vitrées et ses flaques détrempées, le cinéaste reste volontairement à la surface des choses, et laisse à ses acteurs le soin de charger d’émotions ses plans en stuc – on les aurait rêvés d’or, mais n’est pas Richard Kelly qui veut.
Cela nous avait frappés à la vision du dernier Clint Eastwood, Au-delà, en voici la confirmation : peu de choses, dans le cinéma contemporain, sont aussi exaltantes que d’observer Matt Damon en train de tomber amoureux.
L’acteur, imbattable dans le registre de l’obstination rusée (ou de la ruse obstinée), campe à la perfection son “Mr. Smith Goes to Washington”, sauf qu’à la place du Sénat, c’est dans un monde fuyant qu’il plaide, toujours sur la brèche, entre deux portes.
Et l’on se dit que si Capra avait eu le scénario de Matrix entre les mains, le résultat n’aurait peut-être pas été si différent.
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