Tirant le meilleur parti d’une commande du Théâtre National de Strasbourg, transformant les contraintes en avantages, Pascale Ferran observe les tâtonnements professionnels, sentimentaux et sexuels de dix jeunes gens qui cherchent leur place dans le monde. En polissant ce matériau a priori banal, Ferran façonne un bijou à la fois drôle et mélancolique, incarné et […]
Tirant le meilleur parti d’une commande du Théâtre National de Strasbourg, transformant les contraintes en avantages, Pascale Ferran observe les tâtonnements professionnels, sentimentaux et sexuels de dix jeunes gens qui cherchent leur place dans le monde. En polissant ce matériau a priori banal, Ferran façonne un bijou à la fois drôle et mélancolique, incarné et théorique. L’Age des possibles finit par atteindre une qualité d’émotion d’autant plus forte qu’elle a été longtemps retenue.
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En acceptant la commande de l’école du Théâtre National de Strasbourg (TNS), Pascale Ferran, tout auréolée du succès de Petits arrangements avec les morts, acceptait des règles de jeu bien précises. Comme Doillon ou Téchiné avant elle, pour l’école de Nanterre-Amandiers, elle devait travailler avec un groupe de dix élèves qu’elle ne connaissait pas et qu’elle n’avait pas choisis. A partir de ce matériau vivant, mais sans la participation des comédiens (« La démocratie a ses limites »), il lui fallait écrire un scénario qui leur accorde des rôles équivalents. Ravie de travailler à la commande, avec un tout petit budget, elle a transformé ces contraintes de production en forces vives (« Les contraintes sont comme des murs, donc la balle est renvoyée plus vite et ne risque pas de se perdre dans les nuages, comme sur un projet personnel »). Génie des titres, elle en a d’abord trouvé un sublime : L’Age des possibles restera comme l’une des plus belles définitions de la jeunesse, quand tout n’est pas encore figé, quand tout reste ouvert. Si le film existe par et pour ses acteurs, il parvient souvent (pas toujours, on le verra) à dépasser les limites de l’exercice pour gagner une autonomie par rapport à son projet de départ. En refusant le simple film d’atelier pour le long métrage de fiction, Ferran relevait un défi dangereux. Elle en sort victorieuse.
Qu’ils soient étudiants, abonnés aux petits boulots ou artistes en crise, tous les personnages doivent trouver leur place dans le monde. Ce qui ne serait pas tragique si le monde n’était pas synonyme de société marchande, avec l’obligation de gagner sa vie et la prédominance de la fonction sociale. Avec sa structure éclatée, qui commence par montrer un personnage à la fois, le film ressemble d’abord au Luc Moullet de Genèse d’un repas. Sur le même ton ironique, il montre le parcours des aliments, des entrepôts où l’on empile les caisses aux rayons des supermarchés en passant par les inévitables tests comparatifs. Que ce soit chez Quick ou à la maison, on bouffe et on boit beaucoup (à propos du cognac : « C’est le goût de vomi qui t’effraie ? »), des Figolu (beurk !) et de la Kro (miam !). En cas de pénurie de Danette, c’est le drame. Le profond mystère des catégories de tampons hygiéniques (« Pourquoi super ne s’appelle-t-il pas normal ? ») est décortiqué avec tout le sérieux nécessaire. Souvent drôle, parfois hilarant, le film a l’intelligence de s’attarder à la surface des choses pour mieux dénoncer l’asservissement salarial et se moquer des ridicules du commerce. Pas de thèses bien sûr, mais une attention aux petits riens, une naïveté, parfois vraie, souvent fausse, qui devient vite plus dévastatrice que les longs discours sur « la rupture du lien social » et autres conneries démagogiques de politicards sur le retour.
Pour autant, Ferran ne se veut pas réaliste, encore moins misérabiliste. Un plan lui suffit pour faire ressentir la fatigue d’une journée de travail et le parasitage qu’elle opère sur la sphère intime. En ayant l’honnêteté de les définir socialement, et en commençant par-là, elle trempe ses héros dans un milieu donné. Mais, contrairement aux sondeurs et à leurs catégories, elle sait qu’une serveuse de fast-food qui sent la frite peut aussi lire des livres. Ferran immerge pour mieux observer, elle ne type jamais. Ses personnages ne sont pas de purs esprits, pas des damnés de la terre non plus. Si certains se débattent pour gagner leur vie, ils sont tous animés du désir farouche de ne pas rentrer dans le rang. Englués dans la quotidienneté, tous revendiquent hautement leur part de rêve et ceux qui n’en parlent pas, comme le triste agent immobilier, n’en sont que plus mystérieux. A la poursuite du bonheur, ils se croisent, se frôlent et se rencontrent au hasard de leurs déplacements. Munis d’outils de communication performants, ils ne se ratent que plus facilement. Avouons-le, ils nous ressemblent beaucoup. Et pourtant, le film ne joue pas sur le sentiment, trop facile, trop commun, de reconnaissance. Au contraire, il conserve intactes ses racines théâtrales et son artificialité première pour mieux s’élever, à la recherche d’une forme nouvelle, loin de la bête identification du spectateur.
En assumant jusqu’au bout la théâtralité de son projet, Pascale Ferran ne cherche pas à faire semblant, à « faire cinéma ». Revendiquée par le registre des comédiens, qui jouent théâtre, sans que cela soit péjoratif, et par la disposition narrative, c’est justement cette théâtralité, cette façon de « passer » les scènes l’une après l’autre, qui permet d’éviter les écueils. En mettant ses acteurs dans les meilleures conditions, en se servant de ce qu’ils ont appris tout en les amenant doucement vers de nouvelles rives, la réalisatrice leur permet de donner le meilleur d’eux-mêmes. Du coup, à l’aise dans leurs marques, ils sont tous remarquables de modestie et d’intelligence de jeu. A l’inverse d’une certaine tendance du jeune cinéma français, L’Age des possibles se base sur un dispositif rigoureux pour conquérir sa liberté et explorer le réel. Très et fort bien écrit, il détonne agréablement dans le morne paysage du nouveau réalisme poétique, le genre Cassavetes revu et corrigé par Duvivier, qu’on voudrait nous faire gober à tout prix.
Bien sûr, le film est parfois victime de la rigueur de sa structure. Bâti sur la communication des scènes entre elles, qui se répondent ou s’annulent, et sur l’utilisation des personnages comme contrepoints, il lui arrive de manquer un peu d’air. Parfois trop théorique, voire rhétorique, il commet alors l’erreur de trop dire les choses au lieu de continuer à les suggérer. Par exemple, le texte de l’étudiante en philo sur la peur tapie en nous et la nécessité de la tuer, s’il est très beau et très juste, devient un peu redondant. Mais au-delà de ces défauts mineurs, inhérents à son ambition même, L’Age des possibles reste un objet étrange et séduisant. Surtout, il parvient à partir du plus banal (une rencontre, un couple qui ne s’aime plus, une fête) pour toucher à l’essentiel. Ferran montre comme rarement la gêne des premiers rapports, déjà sentimentaux, pas encore sexuels, ou le rituel sinistre des mensonges amoureux. Et quand elle sent qu’elle peut sombrer dans le pathos, elle s’en tire par une chanson. Le pire, c’est que ça marche : on n’aurait jamais cru avoir la larme à l’œil en écoutant le Toulouse du très pénible Claude Nougaro.
Après avoir joué de la séparation de ses personnages et de leurs rapprochements fugaces, Ferran se devait de les réunir tous ensemble. Passage obligé de tout film de troupe qui se respecte, la séquence finale de la fête est très logiquement la plus réussie. En citant Jacques Demy par le biais d’une chanson de Peau d’âne (re-larme à l’œil, on ne se refait pas !), notre réalisatrice dévoile ses objectifs. Comme le maître du jeu à la nantaise, son noir (tout ça n’est pas très gai) se teinte de rose (tout ça est pourtant très drôle), ou l’inverse. Chef-d’œuvre de mesure et de disposition des personnages dans l’espace, cette scène emporte définitivement le morceau tant elle joue sur l’émotion, une émotion d’une qualité d’autant plus grande qu’elle a été longtemps retenue. Quant à l’épilogue, qu’il ne faut pas dévoiler, il est bouleversant de simplicité et d’ironie affectueuse. Sachant que le désir est rare et cher, L’Age des possibles est un film qui ne se refuse pas.
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