Pour son premier long métrage, présenté à Un Certain regard en mai dernier, Etienne Kallos scrute l’apprentissage de deux garçons si différents et pourtant si semblables au coeur d’une communauté d’afrikaners. Rencontre avec ce Sud-Africain d’origine grecque, fan de Bergman et de Pasolini.
En voyant votre film, on pense à l’Enfance Nue de Maurice Pialat et Théorème de Pasolini. Ce sont des films importants pour vous ?
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Etienne Kallos – Je n’ai pas vu le film de Pialat mais Théorème est un de mes films préférés, il y a quelque chose de très choquant, presque impoli, tant dans la forme que dans le fond. J’admire beaucoup Pasolini pour ça. En apparence, mon film n’est pas comme ça, il est « bien élevé » mais dans le fond je crois qu’il partage cette forme d’impolitesse.
Y’a t-il eu d’autres films qui vous ont aidé à construire le vôtre ?
J’ai pensé à Persona de Bergman. Ce n’est pas un film que j’ai regardé quand j’étais jeune parce qu’en Afrique du Sud, nous n’avions pas accès à ce genre de classique. Je l’ai vu tard, vers l’âge de vingt ans et je l’ai adoré. Avec Bergman je ne sais jamais lequel est mon préféré, si c’est Une passion ou Les Communiants. Persona reste tout de même un classique absolu. C’est le seul film dont j’ai montré quelques bouts à mes deux acteurs. C’était à la toute fin du tournage, pour les préparer aux scènes importantes. Je ne leur ai pas montré avant parce que je ne voulais pas qu’ils essayent d’imiter, je voulais qu’ils improvisent et qu’ils soient authentiques.
On voit peu de films qui se passent en Afrique du Sud et plus particulièrement au Free State, cet Etat qui a longtemps été, sous l’apartheid, l’un des principaux fiefs afrikaners. C’était un manque qu’il fallait combler?
Je ne le dirais pas comme ça. Comme je le disais, mon film a quelque chose d’impoli selon la lecture qu’on en fait. Mais si tu viens d’Afrique du Sud, tu ne peux pas raconter ce genre d’histoire comme tu le souhaites, ça peut être vu comme quelque chose de grossier, d’incorrect. J’ai déménagé aux Etats-Unis dans les années 90. Vivre là-bas m’a donné l’objectivité, la liberté, pour pouvoir repenser à l’Afrique du Sud. C’était le seul moyen de faire ce film. J’ai fait des recherches en Afrique du Sud mais je n’ai absolument rien écrit là- bas. J’ai le sentiment que je n’aurai pas été capable de l’écrire si j’étais resté en Afrique du Sud.
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Vous êtes né au Cap en 1975 en Afrique du Sud. Les Moissonneurs se rapprochent-ils de votre propre histoire ?
Le contexte dans lequel évoluent les personnages n’a rien d’autobiographique. Je suis né au Cap, je suis d’origine grecque. J’ai grandi dans une ville. Pour faire ce film j’ai dû aller sur le terrain, observer et apprendre le travail à la ferme. En revanche, les émotions ressenties par les personnages me sont familières. Dès le plus jeune âge, j’ai compris ce que ça voulait dire de grandir dans une famille sans jamais lui appartenir. Ce sont ces émotions-là dont je parle. Je me souviens que mes parents ne me disaient jamais les choses importantes. Je créais moi-même une réalité qui ne ressemblait pas au monde extérieur. A cette époque, on ne parlait pas des choses négatives aux enfants. Je voulais transmettre cette expérience à mes personnages mais j’ai aussi l’impression que c’est un ressenti général en Afrique du Sud aujourd’hui. De l’apartheid au gouvernement d’aujourd’hui, les figures d’autorité sont toujours des figures parentales dans le sens où les choses ne sont pas jamais vraiment dites. Pour nous, le peuple d’Afrique du Sud, ce peuple si fracturé, il est difficile de comprendre ce qui se passe vraiment.
Il y a dans votre film une attention documentaire accordée au paysage, aux rituels de ces gens-là. C’était quelque chose que vous recherchiez?
Oui, la fiction dépend de deux choses. D’abord, le lieu mais aussi les rituels, qui rythment le monde. C’est ce à quoi je me suis intéressé au contact des afrikaners : observer comment ils priaient, comment ils se parlaient. La communauté des Afrikaners est très intéressante. Ils sont protestants, très austères. Ils ne communiquent pas beaucoup. Ils n’ont pas de prêtres comme les catholiques. Tout est basé sur soi, sur des prières silencieuses adressées à Dieu. Je voulais capturer ça dans le paysage, cet aspect monolithique, cette idée que Dieu est plus grand que tout. L’important pour moi était de faire un film sur un lieu précis. Le lieu avant tout.
Votre court métrage Doorman, parlait déjà d’homophobie. Ici la question de l’orientation sexuelle est abordée mais jamais totalement frontalement. Pourquoi?
Ce court métrage a été fait aux Etats-Unis, cela change beaucoup de choses, c’est plus ouvert. Les Moissonneurs s’inscrit dans un contexte particulier, celui des Afrikaners en Afrique du Sud. La manière d’évoquer ces sujets est totalement différente. Je devais être fidèle à cela. C’est pourquoi, c’est moins évident, il y a plus de non-dit.
Se centrer sur cette communauté d’Afrikaners, était pour vous une manière d’aborder des sujets beaucoup plus contemporains et universels tels que la xénophobie, la virilité ?
Ce film est spécial car c’est un film en afrikaner, une langue que peu de gens connaissent. C’est officiellement la langue la plus jeune, alors que les afrikaners sont une des plus petites communautés ethniques au monde. A plusieurs égards, cette communauté dialogue avec des choses universelles très contemporaines, comme la remise en question de la masculinité, du patriarcat. Je voulais explorer cette question du patriarcat, qui d’ailleurs dans le film est dirigée par la femme Marie. L’homosexualité et plus généralement la sexualité, sont des moyens très intéressants d’interroger la masculinité, l’adolescence. Un autre élément qui résonne plus globalement avec notre temps, c’est la question de l’immigration. D’une certaine manière, mon film est un film sur ces gens qui sont déplacés d’un endroit à l’autre, sur les réfugiés, les exilés, les immigrés.
Les personnes noires n’apparaissent que furtivement, durant une ballade ou une fête. On sent bien que si la cohabitation est sereine, elle reste impossible. Les résidus de l’apartheid semblent toujours vivaces.
C’était très difficile de savoir comment représenter les relations raciales. Le film adopte le point de vue de Janno, qui est très restreint. Peu de gens font partie de son cercle. Mais c’était important qu’il y ait un contexte logique en dehors de son monde. Néanmoins, je devais rester fidèle à un seul point de vue. C’est ce dont traite le film, se contenter d’un seul point de vue et se confronter à ses limites. C’est une expérience d’immigré que d’arriver quelque part avec sa vision, qui est parfois en décalage avec la réalité de l’endroit. Cette question de la singularité du point de vue découle aussi du fait que j’ai grandi en regardant des films d’horreurs des années 80, des giallos. Ces films se concentrent sur un point de vue unique alors que le danger rôde en dehors, hors champ. Je trouve ça très cinématographique, cela crée une tension.
Que pensez-vous de tout ce qui s’est passé autour de ce que l’on a appelé le génocide anti-blanc en Afrique du Sud et dont Donald Trump s’est servi sur Twitter.
J’ai passé beaucoup de temps dans les fermes du Free State. J’ai appris à travailler là-bas, à traitre les vaches, faire du foin, veiller sur les troupeaux… Ces meurtres ont bien eu lieu, c’est une réalité. Mais le tweet de Trump, en soutien aux fermiers blancs, n’a fait qu’envenimer les choses et a définitivement ruiné ce que je pensais des Etats-Unis où j’ai l’impression que mes droits en tant qu’immigré et gay sont menacés. A la minute ou le tweet est arrivé, CNN était sur les lieux pour démentir les propos de Trump. Je ne dis pas que c’est un génocide blanc, je ne sais pas ce que ça veut dire. Je pense simplement que ces fermes sont isolées, c’est très simple d’y accéder et de tuer sans trop de répercussions. Je pense que certains meurtres ont pu être motivés par des convictions politiques et d’autres pas du tout. Après le reportage de CNN, une radio d’Afrique du Sud, en signe de protestation, a cité tous les noms des fermiers morts. Cela a pris deux jours. Il n’y a aucun parti qui a raison. Ce serait irresponsable de dire que ces meurtres n’ont pas lieu. Notre président dit que cela n’a pas lieu quand cela a pourtant lieu. C’est très perturbant.
I have asked Secretary of State @SecPompeo to closely study the South Africa land and farm seizures and expropriations and the large scale killing of farmers. “South African Government is now seizing land from white farmers.” @TuckerCarlson @FoxNews
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) 23 août 2018
Dans votre film on sent bien que la notion de noir et blanc est très ambigüe. Pieter dit à plusieurs reprises ne pas appartenir au blanc.
Quand Pieter fait des cauchemars il crie en tswana qui est la langue que l’on apprend dans la rue, ce n’est pas la langue des noirs de là où il se trouve. Il ne voit pas les relations raciales de la même manière. Je voulais montrer les archétypes d’une vieille Afrique et des choses nouvelles comme par exemple la présence d’un jeune chinois dans la boîte de nuit. Dans la séquence du commissariat, la mère parle Zulu (langue la plus parlée en Afrique du Sud). Tous les fermiers parlent couramment zulu. Il était évident que je ne pouvais pas prétendre que tout va bien en Afrique du Sud, les choses ne sont pas encore résolues. Le film est à l’image de ces relations raciales : tout est ambigu. Je ne veux pas dire au spectateur ceci est bien, ceci mal. Je le laisse libre. Je voulais capturer cette partie de l’adolescence, pour cette première génération, qui est née après l’apartheid, en dehors de son système. Toute l’Afrique du Sud découvre une nouvelle une nouvelle jeunesse depuis 1994. J’espère que mon film parlera à cette jeunesse et transmet un peu de vérité de cette expérience de l’adolescence.
Appréhendez-vous la réception du film dans votre pays ?
Non pourquoi le devrais-je ? On ne sait jamais ce qui va se passer. Le film a été projeté en festival. Je ne sais pas comment ça va être reçu mais je sais qu’en général les gens voient peu de films d’auteurs et beaucoup de films commerciaux. En termes de connotation politique je n’ai pas peur : ce film parle d’un sentiment que beaucoup de gens ressentent.
Quels sont vos projets pour la suite?
Je travaille sur plusieurs choses. Je travaille notamment sur l’adolescence des mormons dans l’Utah, c’est un moyen de faire un film entièrement en anglais, dans le pays où je vis en parlant toujours de l’exil religieux, de la terre promise qui est toxique, c’est aussi l’occasion de parler de sexualité, qui est une vraie question chez les jeunes mormons. C’est plus un film de genre, j’écris cela mais je fais aussi des recherches sur l’histoire grecque.
Un grand remerciement à Pauline Garcia pour l’aide à la traduction.
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