L’image de Spike Lee semble aujourd’hui réglée selon une mise au point trop nette pour être juste : petit teigneux malin qui s’est spécialisé dans le sujet chaud’, la polémique avec la presse, et la privation répétée de Palme d’or cannoise. On oublie le cinéaste, disciple surdoué de Scorcese, et dont la vision de New York est quotidiennement confirmée par les téléscripteurs d’agence de presse.
En attendant sa bio de Malcolm X, on l’écoute s’expliquer longuement sur ses sujets de prédilection : le sexe, le racisme, le cinéma.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le public vous voit comme un petit débrouillard. On sait que les artistes doivent un peu magouiller pour y arriver
Est-ce que les gens accusent Madonna de magouiller ?
Dans d’autres cas, on dit Machin bosse comme un fou’, mais avec vous, on parle de
D’auto-promotion. Ecoutez, je sais qu’il y a deux poids, deux mesures. Voilà, c’est ainsi. Je ne vais pas laisser les autres me dicter l’ordre du jour.
Vous étiez rédacteur en chef du magazine musical Spin l’automne dernier. Donald Bogle y a écrit un papier sur le cinéma black, qui se terminait comme une pub pour votre film, Mo better blues. Il y avait aussi un article sur votre s’ur, Joie.
Je ne vois pas du tout où est le problème. Je n’avais aucun scrupule à ce qu’il y ait un article sur ma s’ur dans un magazine dont j’étais le rédac’chef. Je ne dictais pas aux gens ce qu’ils devaient écrire et il n’était pas décidé que Bogle devait écrire sur moi. Son sujet était le cinéma noir.
Mais quelqu’un d’autre avait écrit une critique du dernier album de Wynton Marsalis et vous l’avez supprimée. Pourquoi ?
Parce que le critique avait écrit que l’album était une merde. Je n’étais pas d’accord et j’estimais que ce critique n’y connaissait rien en jazz. Je n’allais donc pas publier son papier. Tous les rédacteurs en chef basent leurs décisions sur ce qu’ils veulent à l’intérieur ou en dehors de leur canard.
Pensez-vous toujours que votre rôle de cinéaste est d’éclairer certains problèmes’ afin que ceux-ci puissent être compris et discutés ?
Pas pour tous les films. Ça dépend du thème. Je crois qu’on se fourvoie si l’on attend de l’artiste qu’il ait toujours réponse à tout. Par exemple, un film comme School daze examinait des différences très superficielles, très triviales, mais qui continuent de séparer les noirs entre eux. A mon avis, nous les noirs sommes le groupe le moins unifié de la planète. Dans les autres cultures, ces différences n’ont pas la structure et l’aspect des nôtres. Nous n’avons pas les mêmes libertés que les autres.
Il existe une tension, voire une contradiction fondamentale entre l’unification et la diversité. Comment résoudre cette contradiction ?
Je pense que les juifs sont très différents entre eux mais ils sont aussi très fortement unis sur bien des points. Prenez Israël : les juifs sont très unis à propos de l’état d’Israël.
Il existe peu de gens qui s’engueulent autant que les juifs le font sur la question d’Israël.
Je sais que les juifs sont plus unis que les noirs, je sais ça. Je ne pense pas qu’on a enseigné aux juifs à se détester comme on l’a fait avec les noirs. Là réside la clé du problème : la haine de soi. Je ne dis pas que les juifs n’ont pas été persécutés. Attention, je ne dis pas ça. Mais on ne leur a pas appris à se détester au point où on l’a appris aux noirs. Quand vous êtes persécutés, c’est naturel de se rassembler. Mais quand on vous apprend en même temps que vous êtes la lie de la terre, que vous êtes des sous-humains, pourquoi voudriez-vous vous rassembler avec des gens comme ça ? Qui haïssez-vous ? Vous-même.
Joe s Bed-Stuy barbershop, votre film de fin d’études, pose la question de l’autarcie économique. Quel genre d’économie ?
Je n’ai pas de programme. Tout ce que je dis, c’est que depuis trop longtemps, les noirs ne pensent pas à fonder leurs propres affaires. C’est la clé. Quand vous possédez votre business, vous avez plus de contrôle et vous pouvez faire ce qui vous plaît. C’est une des clés de Do the right thing ? tout l’argument sur la pizzeria entre Sal et Buggin’ Out. Buggin’ Out pense légitimement que Sal pourrait avoir la décence d’afficher au moins quelques noirs sur son Wall of Fame, puisque tout son revenu provient des gens du quartier qui sont noirs ou hispaniques. Mais à mon avis, Sal avait un argument béton : C’est ma putain de pizzeria et je peux y faire ce que bon me semble. Quand tu ouvriras ton restaurant, tu pourras y faire ce que tu veux.? Evidemment, Buggin’ Out a contre-attaqué en essayant d’organiser le boycott de la pizzeria, une de nos armes habituelles pour combattre ce genre de choses. Mais le boycott de Buggin’ Out n’a pas fonctionné.
Nola Darling n’en fait qu’à sa tête est construit pour répondre à une question que vous vous posiez pendant l’écriture du scénario : Pourquoi Nola fait-elle tant l’amour ??. Dans votre journal, vous avez écrit plusieurs fois J’ai intérêt à connaître la réponse.?
Je ne suis pas sûr d’avoir trouvé la réponse. Elle essayait juste d’explorer la vie. Elle vivait sa vie comme les hommes vivent la leur. Et dans la plupart des milieux, les femmes ne peuvent pas le faire sans se faire traiter de putes, de salopes ou de nymphos.
Mais elle fait l’amour aux hommes, et c’est tout.
Elle leur fait d’autres choses (rires)? C’est ce que nous avons montré !
Je voulais dire que le sexe est une partie importante de la vie. C’est ce qui la rend heureuse. Et de le pratiquer avec des hommes différents,
pas toujours avec le même.
Michele Wallace, la féministe noire, a écrit que le film parle d’une femme noire qui n’était jamais rassasiée du bon vieux phallus, et qui conséquemment ne demandait qu’à être violée.?
Elle n’en avait pas assez, alors elle devait être violée ?
Quand elle refuse d’épouser Jamie, il la punit par du sexe violent.
Cette scène ne constitue en rien une approbation du viol. Mon intention était de montrer l’horreur du sexe violent. Si des gens ont un problème avec la scène, c’est à cause de sa réalisation maladroite, mais c’était tout à fait involontaire de ma part.
Si c’était si horrible, pourquoi avez-vous donc écrit C’est là qu’elle décide que c’est Jamie qu’elle aime vraiment ? Vous vouliez dire qu’une femme violée décide qu’en fait, c’est le violeur qu’elle aime ?
Mais ce n’est pas à cause du viol. Elle pensait à ça depuis longtemps. Elle sentait qu’il était celui qui tenait le plus à elle. De toute façon, je voulais que la question du viol reste ambiguë. Viol ou pas viol ?
Un viol est aussi le point d’orgue de votre second film, School daze. Aviez-vous conscience de répéter ce genre de scène jusqu’à en faire le moment crucial du film ?
J’en avais conscience, parce que le sujet principal du film était le sexe et aussi la façon dont cette fraternité (association d’étudiants mâles souvent réputés pour leurs prouesses sexuelles) utilisait les femmes. C’était mon expérience de la fac. J’aurais pu montrer les mecs grimper à la queue-leu-leu sur cette nana.
Je sais que vous vouliez filmer une telle scène.
Ç aurait été trop. Mais ce genre de trucs est très courant, on n’aurait donc rien inventé.
Ceux qui vous ont critiqué pensaient que ce film se contentait de montrer le sexisme et la conscience de couleur de peau au lieu de les pourfendre.
Non, c’était sans équivoque un film critique. Il montrait à quel point le sexisme peut être idiot. Des numéros musicaux comme Straight and nappy où les deux camps opposés de filles chantent la beauté supérieure de leurs cheveux, c’était une satire absolue de ces différences superficielles et insignifiantes.
Une blanche qui se fait refaire les lèvres prouve-t-elle qu’elle se hait ?
Elle veut juste être noire. Elle désire ces lèvres bien charnues (rires)? Mais je m’en fous de ce que les blancs se font à eux-mêmes. Je n’ai pas le temps pour ça. S’ils veulent cuire au soleil et choper le cancer de la peau pour devenir plus bruns, qu’ils le fassent ! Ce n’est pas ma grande priorité. Les noirs, voilà ma priorité. N’importe qui privilégie sa propre race. Ce qui n’implique pas qu’il faut le faire en oppressant les autres.
Ce film était anti-gay, ou montrait-il la réalité ?
Il montrait certaines réalités. Comment se fait-il que Martin Scorcese puisse prendre un taxi dans Taxi driver et dire au chauffeur Voyez ma femme là-haut ? Elle est en train de se faire un négro. Vous avez déjà vu comment un 44 magnum peut transformer une chatte ?? Je n’ai pas lu un seul article insinuant que Martin Scorcese est un raciste parce qu’il joue ce personnage qui parle de sa femme dans l’appart avec un négro et qu’il va lui exploser la chatte avec un magnum. Comprenez, j’adore les films de Scorcese, mais lui, on ne le fait pas chier avec ses personnages.
Mais vous défendriez son droit à jouer un tel personnage ?
Oui ! Et j’ajoute que je n’ai jamais dit qu’il était raciste à cause de ça. Personne n’a jamais écrit ça. J’ai présenté les choses telles qu’elles sont avec beaucoup de noirs mâles, ça ne fait pas de moi un anti-gay.
Combien de gens vous ont demandé Est-ce que Mookie prend la bonne décision ?? (Did Mookie do the right thing ) ?
Combien y a-t-il d’habitants à New York ?
Et que leur répondez-vous ?
Les noirs ne posent jamais cette question. Seulement les blancs. Parce que les noirs ont parfaitement pigé pourquoi Mookie balance la poubelle dans la vitrine. Aucun noir ne m a jamais demandé Did Mookie do the right thing ? Jamais. Seulement les blancs. Les blancs sont du genre Oh, on aime tellement Mookie à ce moment du film. C’est un personnage sympa. Pourquoi diable faut-il qu’il jette la poubelle dans la vitrine ??. Pour les noirs, les raisons de ce geste ne font aucun doute dans leur esprit. Je me place au moment où il l’a fait. Mookie agit en réponse au meurtre de Radio Raheem par la police, sachant que ce n’est pas la première fois qu’un tel acte se produit et que ce ne sera pas la dernière. Les gens doivent bien comprendre une chose, c’est que chaque émeute qui se produit en Amérique et qui implique des noirs est déclenchée par des petits incidents de ce genre : les flics descendent quelqu’un, les flics tabassent une noire enceinte Voilà ce qui allume les émeutes. Et je me suis juste servi de l’histoire. Mookie ne peut pas répliquer à la police parce que la police s’est tirée fissa. Dès que Radio Raheem est mort, les flics l’embarquent dans leur voiture et se cassent vite fait de façon à pouvoir donner leur version des événements.
Mais pourquoi s’en prendre à Sal ?
Je crois qu’il aime beaucoup Sal. Dans mon esprit, la pizzeria de Sal représente tout pour Mookie ? et c’est pourquoi il la prend pour cible. Elle représente le maire Ed Koch, les flics, tout. C’est le pouvoir institutionnel à ce moment précis. Mais quand tout est brûlé, il est de retour à la case départ, et même pire. Regardez toutes ces émeutes de l’histoire. Les noirs ne brûlaient pas les beaux quartiers, ils incendiaient leur propre voisinage.
A la fin, il n’y a plus d’endroit pour s’offrir une pizza : c’est tout ce que ça apporte. Vous n’avez pas stoppé la police, vous’
C’est là toute l’ironie. C’est leur seul moyen de combattre. Ils se sentaient très forts au moment de l’émeute, mais ce n’était qu’une illusion.
Malcolm X disait que quelle que soit l’arme utilisée, le bulletin de vote ou les balles, le but doit être clair, il ne faut pas viser la marionnette, il faut viser le marionnettiste. Dans la rue de Do the right thing, tout le monde ne vise-t-il pas une marionnette, et une marionnette ridicule en plus ?
C’est juste. Mais ils n’ont pas le maire en face d’eux. C’est rare d’avoir l’occasion d’approcher le véritable ennemi. Et le plus proche, c’était la pizzeria de Sal.
Un des aspects troublants dans les réactions au film, c’est que les gens sont obnubilés par l’incendie de la pizzeria mais pas par la mort de Radio Raheem et il y a sans doute là des raisons autres qu’un simple racisme borné.
Ce que j’aime bien avec Do the right thing, surtout vis-à-vis des critiques, c’est que ce film est un test vérité. On peut vraiment savoir ce que les gens pensent et qui ils sont au fond d’eux-mêmes. Quand je lisais un article qui ne faisait que pérorer sur la stupidité d’incendier une pizzeria, sur la stupidité de la violence et de la mise-à-sac, sans le moindre mot sur l’assassinat de Radio Raheem, je savais exactement d’où ça provenait. Pour les journalistes qui raisonnent de cette manière, la vie d’un jeune noir n’a aucune valeur. Pour eux, les biens matériels ont plus d’importance, surtout s’ils appartiennent à des blancs.
Je vous suggère une autre interprétation du fait que l’incendie de la pizzeria devienne le centre du film et non pas la mort de Raheem : les raisons sont d’ordre esthétique et non racial. Primo, Radio Raheem n’est pas un personnage très développé, c’est une caricature, un emblème. Le public ne peut donc pas éprouver de sympathie à son égard.
Je ne suis pas vraiment d’accord. Une vie humaine est une vie humaine.
Certes, mais la vie de Mookie aurait signifié plus pour le public, parce qu’il connaissait Mookie. La deuxième raison, c’est que l’incendie constitue le clou du film, vu la manière dont il est filmé et structuré.
Vous soulevez deux bons points. Mais moi, je vous parle de gens qui ne pensent même pas à la mort de Raheem. La seule chose importante à leurs yeux, c’est l’incendie du resto. Pour eux, Sal représente la cavalerie, Fort Apache au milieu des sauvages. Voilà leur camp.
On vous a demandé, et vous avez trouvé la question raciste, pourquoi
Do the right thing ne mentionnait-il pas du tout la drogue ?
Pourquoi devrait-on parler de drogue dans un film sur les noirs ? Pourquoi suis-je le seul cinéaste de l’histoire à qui l’on demande Pourquoi vos films ne parlent-ils pas de drogues ??.
Au sujet des citations à la fin du film, ne créez-vous pas un faux débat entre Malcolm X et Martin Luther King ?
Je ne crois pas qu’il y ait faux débat. Le plus important à mon avis, c’est que Martin Luther King et Malcolm X aspiraient aux mêmes buts pour le peuple noir. Ils divergeaient juste sur la manière. Les noirs ont toujours été placés devant ce choix : quel moyen employer pour atteindre notre liberté. Ce n’est pas forcément l’un ou l’autre, ça peut être une synthèse.
Mais vous refermez votre journal sur le film avec les mots Nous avons le choix, Malcolm ou King. Je sais quel est mon camp.?
C’est vrai, je penche plutôt vers Malcolm parce que ma pensée est plus dans la lignée de son uvre. Mais ça n’élimine pas Martin pour autant. Simplement, ce n’est pas une bonne stratégie de rester debout à se prendre des coups de bâton sur la tronche sans réagir. Désolé.
Mais dans certains cas, la non-violence est une stratégie efficace, non ?
Oh, je suis tout à fait d’accord. Dans certains cas. Mais chaque fois que les noirs essayent de gagner leur liberté, on leur jette systématiquement Pourquoi ne pas être non-violent ??. Pourquoi sommes-nous continuellement coincés avec la tactique non-violente ? (Rires)? Pendant que tous les autres font ce qu’ils ont à faire.
Malcolm X aimait cette citation de Goethe : Rien n’est plus terrible que l’ignorance dans l’action.? Si Malcolm avait assisté à la scène de la destruction de la pizzeria, aurait-il eu peur parce que c’était l’ignorance en action ?
(Pause)? Peut-être. Mais il aurait aussi parfaitement compris les raisons de leur acte. Voyez, Malcolm ne condamnait jamais les victimes. Et ceux qui brûlaient le restaurant étaient les victimes.
Le seul de mes films que je ne puisse pas regarder est School daze ? je veux dire Nola Darling. Voir ce film m’est très douloureux. La réalisation, le jeu des acteurs’. Quand les acteurs sont mauvais, c’est toujours de la faute du réalisateur. A l’époque, je n’étais pas à l’aise
avec eux.
Ça vous gêne de décliner vos influences ? Scorcese en est une évidente.
Sur le plan de la réalisation, Scorcese est tout. Un film qui a compté pour moi était Stranger than paradise de Jim Jarmush. Il m a ouvert les yeux sur ce que pouvaient être les potentialités. Surtout que je connaissais bien Jim, nous étudiions à la section ciné de NYU, il était dans l’année au-dessus de moi. J’ai su que je pourrais donc faire ce métier.
Dans votre uvre, il y a souvent dans un même film juxtaposition entre styles esthétiques opposés. Ce n’est pas courant dans le cinéma américain.
Ça ne me dérange pas de tenter de tels mélanges parce que je ne pense pas faire des films de genre. Je ne fais pas des films que l’on peut caser dans un petit tiroir. Je crois que la question devrait être Avez-vous réussi vos juxtapositions ??. Je serais incapable de tourner un film unidimensionnel, ça n’aurait aucun intérêt à mes yeux.
Ça crée des collisions auxquelles le public n’est pas habitué.
La plupart des films auxquels le public est habitué sont de grosses merdes. Ce sont toujours les mêmes recettes, les vieilles formules et à la fin, on emballe tout dans un joli petit ruban. C’est très rare que ces films vous fassent penser, et vous avez déjà tout oublié quand vous quittez la salle. C’est de la distraction kleenex. Vous vous asseyez deux heures dans le noir, le film vous glisse sur la peau et c’est tout.
Vous aimez les fins ouvertes.
Je pense simplement que tout ne doit pas être résolu a la fin d’un film.
Vous pensez que c’est le travail du public d’imaginer lui-même des solutions ?
Pas seulement d’imaginer des solutions, mais surtout de réfléchir. Je trouve qu’on n’exige pas assez du public. Aucune subtilité. On mise toujours sur le plus bas dénominateur commun. On fait des films pour le niveau intellectuel d’un enfant retardé de 12 ans.
Dans le documentaire sur le tournage de Do the right thing, vous dites Le souci numéro un est d’essayer de devenir le meilleur cinéaste possible et pas de bluffer les médias en clamant que vous êtes un cinéaste black.?
Je crois que c’est encore plus valable aujourd’hui qu’à l’époque.
Connaissez-vous des gens qui pipeautent et disent Je suis un réalisateur noir, aimez-moi !? ?
Pas forcément aimez-moi , mais beaucoup de gens obtiennent des contrats pour faire des films et sans vouloir mésestimer qui que ce soit, le temps séparera les vrais des imposteurs.
Vous voulez être perçu comme un cinéaste noir ou plutôt comme un cinéaste tout court, qui se trouve être noir ?
Je crois qu’en Amérique, le moment où une personne blanche regardera une personne noire sans voir qu’elle est noire n’arrivera jamais. Ce jour n’est pas prêt d’arriver, ne retenez pas votre souffle. C’est un fait incontournable. Alors pourquoi me ferais-je du mauvais sang en m inquiétant de ça ? Malcolm X a dit Comment appelez-vous un noir diplômé de troisième cycle ? Un nègre.? Voilà. Alors je ne vais gâcher du temps et de l’énergie à clamer Ne me qualifiez pas de cinéaste noir. Je suis un cinéaste !? Je ne veux pas entrer dans cette discussion. Je la laisse à d’autres nègres (rires)? Les autres soi-disant nègres.
Tout de suite, vous avez déclaré Woody Allen écrit pour les intellectuels juifs new-yorkais, moi j’écris pour les noirs.? Vous estimez encore que vous écrivez pour le public noir ?
Oui, mais ? si on s’y prend bien ? ça n’exclut pas tous les autres. J’aime bien les films de Woody Allen, mais il y a des passages que je ne saisis pas, alors qu’une personne à côté crève de rire. Mais ça ne diminue en rien mon plaisir à voir le film. Je crois qu’il en va de même avec mes films. Les noirs seront pliés en quatre pendant que les blancs ne tiqueront même pas. Mais si les blancs ne saisissent pas toutes les nuances, toutes les références, ils peuvent quand même aimer le film. Ce n’est donc pas un crime d’écrire en pensant à un public spécifique.
Vous avez également écrit Les noirs sont les gens les plus créatifs de la terre.?
C’est vrai. Je le pense. Je ne le retire pas. J’ai l’impression qu’à vos yeux, ça fait de moi un raciste.
Cependant, vous avez aussi déclaré que les noirs ont été trop indulgents envers les artistes noirs’. Qu’entendez-vous par là ?
Je pense que trop souvent, les artistes noirs ne sont pas responsabilisés, alors qu’ils devraient l’être. Ce n’est pas parce que l’on a un certain succès que l’on n’a plus aucune responsabilité et que l’on peut faire ce qu’on veut à propos de certains problèmes, par exemple, se produire en Afrique du Sud ; ou, dans le cas d’Eazy E, déjeuner avec Bush et faire don de
2 500 dollars au Parti républicain alors qu’on est membre d’un groupe de rap (NWA) qui dit Fuck da police , en ignorant que Bush a fait du préfet de police de L.A. un héros. C’est quoi, ce genre de raisonnement ? Ce sont des poseurs. Tout le monde ne l’est pas. Mais pour la majorité de ces mecs, la raison de leur ignorance est qu’ils ne lisent pas. S’ils lisaient, ils auraient une certaine conscience. Comment pouvez-vous filer 2 500 dollars au Parti républicain et déjeuner tranquillement avec Bush ? Comment même penser à une chose pareille ? Mais ils ne réfléchissent pas. Eazy E n’a pas réfléchi.
Votre image dans les médias est-elle fidèle à ce que vous êtes ?
Non, parce que les médias me présentent comme un jeune noir en colère. Le truc marrant, c’est quand les blancs accusent les noirs, quand ils leur disent Pourquoi êtes-vous tellement en colère ?? (Rires)? S’ils ne savent pas pourquoi les noirs ont les boules, il n’y a plus aucun espoir. C’est un miracle que les noirs américains soient tellement bonnasses et joviaux. Je ne crois pas avoir tant de colère en moi. Je ne suis pas plus furieux que j’en ai le droit. La citation que vous m avez lue n’est pas complète. D’un côté, on ne peut nier les injustices qui ont été commises contre nous en tant que peuple ; de l’autre, on ne peut pas utiliser d’excuses du genre J’aurais bien aimé accomplir telle chose, mais M. Charlie m’en empêchait à chaque fois’. Voilà la citation complète.
Vous avez dit que vous ne pensiez pas que les noirs puissent être racistes.
C’est vrai. Et ce que j’ajoute toujours, mais que les journaux n’impriment jamais, c’est que pour moi, il y a une différence entre racisme et préjugés. Les noirs ont aussi des préjugés. Mais ma définition du racisme, c’est l’institution. Les noirs n’ont jamais promulgué de lois interdisant aux blancs la possession de biens, les mariages mixtes, ou le droit de vote. Il faut détenir le pouvoir pour ça. C’est ça le racisme, une institution. Si je vous appelle un enculé de blanc’, ce n’est pas du racisme, c’est du préjugé. C’est juste une petite suée raciale. Ça ne blessera personne. Tout le monde peut avoir des préjugés. Voilà le fond de ma pensée, mais on ne le publie jamais en entier.
Je vois du racisme dans le monde entier : une tribu contre une autre, les Japonais contre les Chinois, etc. C’est très complexe et très triste, et donc, je ne peux pas accepter votre phrase, Les blancs ont inventé le racisme .
Les blancs voulaient exploiter les gens. La colonisation. Pourquoi croyez-vous qu’il n’y ait pratiquement plus d’Américains d’origine ? Pourquoi croyez-vous qu’ils sont dans des réserves ?
Avez-vous réfléchi aux origines du racisme ? Les blancs ont inventé le racisme laisse entendre que vous croyez au grand complot d’un groupe de personnes assises dans une pièce à Amsterdam en 1619 visant à interdire les fruits de la planète à tout le monde.
Vous ne croyez pas qu’il y avait un grand projet pour exterminer les Indiens ? Ecoutez, cette saloperie devait être planifiée. Ils ont découvert les richesses de cette terre et ils les ont prises. C’est ce que les Afrikaners ont fait en Afrique du Sud. Et avant, toute l’Europe s’est partagé l’Afrique en colonies. Les blancs n’ont peut-être pas inventé le brevet du racisme, mais ils l’ont certainement perfectionné ! Ils en ont fait une science qui s’applique maintenant à pleine mesure.
Vous ne percevez aucun déclin ?
A quoi, au racisme ? Non, je ne fume pas de crack (rires)? Ce serait plutôt tout le contraire, après huit ans de Reagan/Bush. Et cette guerre, cette hystérie patriotique. J’ai assisté au Superbowl, mec, j’aurais préféré ne jamais y aller. J’étais éc’uré de tous ces drapeaux et ces avions qui nous survolaient. God bless America. Ce Superbowl, c’était comme l’Allemagne nazie. A la place de Leni Riefenstahl, on avait droit aux spots de la Fédération de foot, à Whitney Houston chantant l’hymne en playback. Tout ça m a gâché le match.
On sait que certaines tribus d’Afrique haïssaient d’autres tribus bien avant l’arrivée des blancs.
C’est juste. Mais avez-vous déjà lu une citation de moi prétendant que les noirs ne se battent jamais entre eux ? Nous tuons, nous nous entretuons : les blancs n’ont plus rien à faire, ils n’ont qu’à regarder.
Quand vous avez ouvert votre boutique à Brooklyn, un reporter de MTV vous a demandé Qu’allez-vous faire des gains de votre magasin ?? et vous avez répondu qu’on ne demandait pas à De Niro ce qu’il faisait des profits de son restaurant. Vous laissiez donc entendre que la question était raciste.
On n’a jamais demandé à un blanc qui ouvrait son putain de business Qu’allez-vous faire de vos bénéfices ??.
Mais des gens comme Sting ou Bono qui sont politisés’
Du pipeau ! Vous êtes en train de me dire que si Sting est disque de platine, on lui demande ce qu’il va faire de son pognon ? C’est bien la putain d’Amérique. Quand les noirs commencent à gagner un peu d’argent, ça devient tout de suite un putain de problème (très en colère, il gueule)? Donnez-moi un exemple où l’on a demandé à un artiste blanc Qu’allez-vous faire de vos gains ??.
J’ai demandé à des artistes blancs qui ont des positions politiques, que ce soit sur les forêts tropicales ou le problème irlandais, ce qu’ils comptaient faire financièrement.
C’est pas pareil. Je vous parle du premier jour de l’ouverture et on me colle un micro sous le nez : Qu’allez-vous faire de vos bénéfices ??. C’était une question raciste. Quand le putain de Tribeca grill a ouvert, personne n’a demandé à De Niro Qu’allez-vous faire de vos profits ??.
Il y a eu une autre polémique à propos des gosses qui se font tuer pour des baskets de luxe genre Air Jordan. (Spike a réalisé les clips Air Jordan)? Vous avez répondu dans The National (L’Equipe) que les critiques qui s’adressaient à vous étaient racistes. Est-il possible d’être concerné par un problème ? les gosses tués pour des chaussures ? sans être raciste ?
Je ne crois pas un mot de ces conneries. (Il se lève et mime)? Vous vous baladez à Chicago et vous cherchez un enfoiré qui porte des Air Jordan, de la même taille que les vôtres et boum Je n’ai pas à me défendre quand on me met le sang de la jeunesse noire sur le dos. Et on se goure de cible. On ne devrait pas se braquer sur les baskets, ou sur les vestes en cuir, ou sur les chaînes en or, mais insister plutôt sur : quelles sont les circonstances qui font que les jeunes noirs sont obsédés par de telles choses matérielles ? Qu’est-ce qui fait qu’une paire de pompes ou une chaîne en or les comblent, les font se sentir des êtres humains ? Voilà sur quoi on devrait mettre le putain d’accent ! Sur la cause, pas sur les symptômes.
En créant ces spots, n’avez-vous pas augmenté le désir pour de tels produits ?
Oui, mais je ne pense pas que la jeunesse noire va s’entretuer pour une paire de tennis. Si vraiment c’était le cas, alors’ ne vendons plus de bagnoles. Débarrassons-nous de tout le système capitaliste ! On ne peut pas s’en prendre juste aux godasses. Qu’on me lâche donc la grappe, à moi et à Michael Jordan.
Ça vous gêne d’être un capitaliste ?
(Pause)? Suis-je un capitaliste ? Nous le sommes tous. J’essaye simplement d’obtenir le pouvoir de faire ce que j’ai à faire. J’ai toujours essayé de raisonner en businessman. La possession est nécessaire pour les Afro-Américains. Posséder son truc, être maître de son destin.
Venons-en à Jungle fever. Quand votre mère est morte en 76, votre père s’est remarié avec une femme, Susan Kaplan. Est-elle noire ou’
Elle est juive. C’est sa femme, je n’ai donc pas vraiment mon mot à dire (pause)? On ne s’entend pas très bien, mais c’est sa femme, alors point.
Voulez-vous un jour fonder un foyer ?
Ouais, et je ne veux que DES GARÇONS (rires)?
Nola Darling veut cinq garçons, Bleek en veut un. Pourquoi cette obsession ?
Eh bien, si j’ai une fille, je ne la jetterais pas à la mer Mais je ne veux que des fils. Une fille, ce serait bien. Mais je pense qu’il devrait exister plus de noirs mâles. Pour commencer à égaliser.
Le mariage mixte dans votre famille a-t-il influencé Jungle fever ?
Non, ce n’était pas pour mon père. En tout cas, pas seulement à cause de lui. Les mariages mixtes existent depuis qu’on a amené les esclaves d’Afrique. Ce n’était pas une réponse à mon père.
Les thèmes religieux bouillonnent dans ce film.
L’acteur Ossie Davis est prêtre baptiste. Je voulais absolument introduire cet aspect dans le film. On voit ça avec les noirs de la vieille génération. C’est tout ce que nous avons fait : s’agenouiller et prier, et chanter vers le ciel. Mais je suis loin d’être fan de la religion institutionnelle.
Vous croyez que l’Eglise a contribué à contenir les noirs dans ce pays ?
Dans le monde entier. La bible dans une main, le fusil dans l’autre. On a prié Jésus et on s’est inquiété de l’après-vie au lieu du présent bien réel ? et on s’est fait botter le cul ! On ne pensait qu’à essayer d’entrer au paradis. Malcolm a dit que le paradis des blancs est l’enfer des noirs. Oui, la religion a été utilisée à des fins oppressives.
Jungle fever est centré sur l’environnement de la relation mixte plutôt que sur la relation elle-même. Pourquoi ce choix ?
Parce que dans le cas du film, le couple se forme pour toutes les mauvaises raisons. Ce n’est pas de l’amour. Même si Angie finit par aimer Flipper. Mais ce n’est pas son cas. Et je voulais parler des deux quartiers d’où ils viennent, Harlem et Bensonhurst, des frontières franchies, des réactions des amis, de la famille.
C’est d’ailleurs assez pessimiste de ce point de vue.
Ça l’est. Encore une fois, je ne prétends pas que ça se passe de cette manière avec tous les couples inter-raciaux, mais je pense que c’est cette dynamique qui prévaut aujourd’hui, surtout à New York, spécialement dans ces deux quartiers. La différence entre ce film et Do the right thing, c’est que l’un traitait de race et que celui-là traite aussi de sexe et de classe.
Vous avez vécu certains des thèmes de ce film, je pense à ce fameux déjeuner avec Kim Basinger. Pour certains journaux, vous sortiez ensemble (Spike rigole)? Vous aviez déclaré Je ne voudrais pas que vingt millions de femmes noires pensent que je me suis égaré.?
J’ai dit Je ne veux pas affronter la colère de vingt millions de noires s’imaginant que je me suis égaré.? C’est tout. C’était une blague.
Vous n’iriez pas avec une blanche pour des motifs idéologiques ou parce que les blanches ne vous attirent pas ?
Les deux.
Pourquoi ce nom de Purify pour le protagoniste du film ?
Non. C’était bien l’intention métaphorique à laquelle vous pensez.
Pensez-vous que l’idée d’une société aveugle aux couleurs de peau est un objectif à viser, ou juste une idiotie ?
Je ne vois pas l’Utopie comme une société complètement métissée. J’espère que l’on pourra coexister paisiblement mais que les peuples garderont leurs nationalités, leurs races, leurs cultures et tout ce qui les distingue.
Etes-vous un intégrationniste ?
Pas forcément. Je ne vais pas faire des pieds et des mains pour pouvoir pisser dans le même urinoir que les blancs (rires)? Cette bataille est déjà gagnée. La cause n’est plus de vivre dans un quartier blanc ou d’aller à la même école. A mon avis, le vrai combat s’est déplacé sur le front économique.
Et le nouveau nationalisme noir ? Ce mouvement ne défend pas la mixité raciale, même socialement.
Si je partage ces idées ? Je crois qu’il faut fréquenter les gens avec qui on est à l’aise. Je suis très à l’aise avec les blancs, je n’ai aucun problème sur ce plan-là. Je ne désire pas un état noir séparatiste, ni rien de ce genre.
interview David Breskin (traduction Serge K.)
{"type":"Banniere-Basse"}