Avec ce film d’espionnage à la mécanique implacable, Mankiewicz livrait en 1952 une sorte de précis limpide de son art.
A Ankara pendant la Seconde Guerre mondiale, le valet de chambre (James Mason) de l’ambassadeur de Grande-Bretagne transmet des documents ultra-confidentiels aux Allemands sous le nom de code Cicéron, du nom d’un homme d’Etat et avocat romain connu pour ses remarquables talents d’orateur. Dans le film, adapté de faits réels, on sent que ce pseudonyme flatte celui qui s’appelle Ulysses Diello et qui convoite tout ce qui pourrait lui faire grimper l’échelle sociale.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
C’est d’ailleurs par appât du gain et désir de s’arracher à sa condition qu’il se fait espion. Mais c’est parce qu’il est valet, soit cet être discret qui, en coulisses, organise le réel, qu’il peut être un espion presque infaillible. Cicéron est hanté par une image dans laquelle il désire s’engouffrer : celle d’un homme riche entraperçu un soir dans la baie de Rio, en costume de soirée blanc.
L’insignifiance du présent
Et cette image, le désir de s’y projeter, convoque toute l’énergie de Cicéron, bloqué à Ankara comme dans un territoire neutre où le temps ne passe plus, relié par un fil à l’avenir que tous ses gestes préparent.
La comtesse polonaise Anna Staviska, jouée par Danielle Darrieux – avec ses airs de petite porcelaine étincelante égarée dans un film d’espionnage, et dont l’élégance des tenues cache d’abord mal la ruine, financière, morale –, la comtesse, donc, est entièrement tournée vers un passé fastueux en Pologne, anéanti par la guerre, et prête à tout pour le faire renaître de ses cendres, quitte à pactiser avec l’ennemi.
Cicéron tendu vers l’avenir, Staviska tendue vers le passé, reste l’insignifiance du présent à Ankara, ce temps qui ne compte pas, qui n’a jamais intéressé Mankiewicz, en grand cinéaste des âges d’or révolus et à venir, en artiste insatisfait et mélancolique qui préfère ruminer les temps absents plutôt que d’habiter le présent, ce purgatoire.
Diamant le plus pur de sa filmographie
A ce titre, L’Affaire Cicéron est peut-être le diamant le plus pur de sa filmographie qui, sous les abords d’un film d’espionnage asséché, simple, réduit au schématisme du noir et blanc, traduit le mieux l’esprit de son auteur, l’humeur de l’œuvre entière, dont les personnages ont toujours été d’évidents alter ego. Rusés, élégants, éloquents, plus intelligents que la moyenne, malheureux, pourvus d’un pathos de la distance qui les sépare du commun des mortels.
L’Affaire Cicéron ou la métaphore du cinéma de Mankiewicz (Eve, La Comtesse aux pieds nus, Le Limier…) : un grand scénariste qui structure le réel, voit les autres comme ses personnages et pense tirer les ficelles des apparences. A ce titre, James Mason a compris chez qui il était : il n’a jamais été aussi machiavélique, jouant comme l’aurait fait un chirurgien. Une précision de chaque geste avec une très légère hâte qui laisse penser qu’il est là mais absent, tout à son avenir radieux en costume blanc.
Si le cinéma de Mankiewicz n’était que ça, un rutilant vernis d’esprit, mais le cinéaste a toujours eu l’intelligence suprême d’intégrer à son logiciel l’intelligence et sa critique, la maîtrise et sa faillite, le film d’espionnage et le rire éclatant de la farce.
L’Affaire Cicéron de Joseph L. Mankiewicz, avec James Mason, Danielle Darrieux, Michael Rennie (E.-U., 1952, 1 h 48, reprise)
{"type":"Banniere-Basse"}