Dans ce nouveau film d’André Téchiné, deux ados radicalisés préparent leur départ en Syrie. Dans des décors naturels changeants, les personnages se débattent avec leurs contradictions et Catherine Deneuve, en grand-mère obstinée, est exceptionnelle.
C’est un film qui marche vers l’inconnu. Le bel et terrifiant inconnu. Incarné par une énigme arborescente : comment Alex, jeune Français perdu mais sans plus, peut-il se convertir à l’islam radical et, à l’aune de cet extrémisme, préparer son départ vers la Syrie pour y combattre dans les rangs de Daech ? Rameaux de ce mystère : comment les familiers du jeune homme, notamment Muriel, sa grand-mère, vont-ils réagir à cet engagement et tenter de le contrarier ? Par tous les moyens du cinéma (cadre, lumières, son, montage) L’Adieu à la nuit métamorphose cette actualité précisément datée (l’année 2015) en un imaginaire collectif qui vaut pour aujourd’hui.
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Loin des explications apaisantes ou du raisonnement à tout prix, André Téchiné opte pour le dépaysement humain, l’imagination des autres, fait le pari de la vie avec ses contradictions bouleversantes et miraculeuses, ses possibilités illimitées, mais aussi ses folies suicidaires.
Ainsi du programme paradoxal qui résume le choix d’Alex : vivre vite, quitte à en mourir. L’Adieu à la nuit est un traité des passions mettant en scène la tristesse politico-sociale qui nous gagne et l’allégresse morale et collective qui malgré tout s’entête. Sans pour autant verser dans le vacarme dialectique entre requiem funèbre et hymne à la joie.
Une tragédie de la comédie humaine
Même en sourdine, il n’y a pas de petite musique, mais plutôt une tragédie de la comédie humaine où chacun a ses raisons. Ainsi de la musique du film justement (signée Alexis Rault), qui n’est pas une redondance mais un signal parmi d’autres qui alarme le spectateur plus qu’il ne le distrait.
Ainsi aussi des paysages qui ne sont pas cadrés pour illustrer mais pour troubler. Le film est situé dans le sud-ouest de la France où Muriel est la patronne d’un centre équestre que rejoint Alex, son petit-fils.
Mais cette inscription géographique est sans cesse brouillée par d’autres repères discrets qui, magnifiquement, nous égarent : un champ de cerisiers en fleurs (au début), le même champ de cerisiers en fruits (à la fin) ; ou une montagne enneigée filmée comme un volcan japonais, une bouffée de Yasujirô Ozu qui surgit tel un impromptu fantastique. La météorologie du film est aussi un aparté. Les nuages, les embellies, le froid de l’hiver finissant, la chaleur de l’été à venir, tout ce qui nous survivra.
Exceptionnelle Catherine Deneuve
Mais, les yeux en face des trous, Téchiné montre aussi que cette pérennité est partout bousillée par les traces de l’humain : autoroutes qui griffent la plaine, motels de pacotille, cités pavillonnaires.
Le même effet intempestif s’incruste avec l’attention portée à une autre nature, celle des animaux, domestiques (le regard des chevaux dans le club hippique) ou sauvages (le grognement d’un sanglier qui la nuit ravage les vergers).Tous les acteurs sont au diapason de cette tension entre nature et civilisation.
Au plus haut point Catherine Deneuve, exceptionnelle. Il faut attendre plusieurs minutes du film pour comprendre qu’elle n’est pas blonde comme toujours mais brune comme jamais. Cette sidération n’est pas une accroche publicitaire (“Deneuve brune !”, comme on annonçait : “Garbo rit !”) mais une nécessité qui instille une étrangeté d’autant plus saisissante qu’elle est quasi imperceptible.
On reconnaît Deneuve, évidemment. On ne la reconnaît pas, heureusement. Parce qu’elle ne joue pas sur ce qu’elle montre mais sur ce qu’elle cache. De face, une femme aimante, protectrice, réaliste.
Le rendez-vous poétique du soleil avec la lune
De profil, une calculatrice rouée quand elle fomente de séquestrer Alex pour l’empêcher de partir. Deneuve-Muriel est une grand-mère courage, toujours à la frontière d’une possible folie ou, en l’occurrence, d’une profonde dépression. A leur fenêtre, à leur place, Kacey Mottet Klein (Alex) et Oulaya Amamra (Lila, sa fiancée radicalisée) sont idéaux pour faire passer que la rage religieuse qui les hante n’annule pas la jeunesse qui les habite.
Leur exil fatal, préparé comme un départ en colonie de vacances, ou une scène de réunion militante filmée à la façon d’une après-midi enfantine où les protagonistes ont enfilé la panoplie de leur engagement (voiles, etc.) sans pour autant renoncer à leurs jouets habituels : écouteurs d’iPod vissés aux oreilles, selfies à tout va et ce putain de portable qui ne capte pas dans cette putain de campagne !
L’Adieu à la nuit est marqué du sceau d’une éclipse inaugurale. La nuit en plein jour. Le rendez-vous poétique du soleil avec la lune. Mais aussi une extinction de la lumière, qu’il ne faut pas regarder en face, comme la vérité, au risque sinon de se brûler les yeux. L’Adieu à la nuit est une leçon des ténèbres.
L’Adieu à la nuit d’André Téchiné, avec Catherine Deneuve, Kacey Mottet Klein, Oulaya Amamra, Stéphane Bak (Fr., 2018, 1h43)
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