En croisant trois histoires, Ferreira Barbosa cerne les solitudes contemporaines : La Vie moderne est un traité doux et cinglant de la révolte intime. Mon premier est une lycéenne (Lolita Chammah, excellente, comme tous les comédiens du film) à la croisée des premières grandes questions existentielles. Marguerite vit avec son père, rigide et autoritaire, son […]
En croisant trois histoires, Ferreira Barbosa cerne les solitudes contemporaines : La Vie moderne est un traité doux et cinglant de la révolte intime.
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Mon premier est une lycéenne (Lolita Chammah, excellente, comme tous les comédiens du film) à la croisée des premières grandes questions existentielles. Marguerite vit avec son père, rigide et autoritaire, son frère, qu’elle semble mépriser, tandis que la mère est décédée quelques années auparavant. Elevée dans un univers masculin, Marguerite étouffe. Solitaire à domicile, elle l’est autant au lycée. Un jour, elle aborde une camarade de classe pour l’inviter à… prendre le thé ! Le thé, rituel d’une autre génération, signale le décalage social de Marguerite, son côté à la fois désuet et précoce par rapport aux gens de son âge. La scène est un remarquable précis d’incompréhension et d’humour cruel. Mal aimée à la maison, incomprise dans la sphère sociale, Marguerite se tourne vers Dieu. C’est à la fois drôle et triste, jamais ridicule, car Laurence Ferreira Barbosa accompagne son personnage dans sa quête difficile.
Mon second est un homme (Frédéric Pierrot), la quarantaine, en pleine déconfiture conjugale et professionnelle. Comble de la souffrance, sa petite fille refuse catégoriquement de le voir. Là encore, Ferreira Barbosa mêle avec finesse l’amertume et la cocasserie. Voir la séquence de l’entretien d’embauche, mémorable, jouissive pour tous ceux qui ont un jour été demandeurs d’emploi, confrontation exprimant avec précision et humour tout le fossé entre la machine économique libérale et l’accomplissement des individus. Suite à cet échec, Jacques rencontre une femme mystérieuse, la suit dans les rues de Paris dans une sorte d’enquête rivettienne parfois étrange, parfois longuette. Cette partie du film est moins convaincante.
Mon troisième est Claire (Isabelle Huppert), Bovary contemporaine. Elle a des velléités d’écriture et surtout, rêve d’enfanter. Son mari est aimable, attentif ; mais plus il est aux petits soins, moins elle le supporte. Encore une fois, un humour sous-jacent vient alléger les situations les plus dramatiques. Claire monte à Paris pour voir un médecin spécialiste de la stérilité, puis erre dans la ville, revoit un vieux copain, qui lui fait des avances précises. « Enfin, Claire, on a déjà couché ensemble ! Ah bon ? Je ne m’en souviens absolument pas. » Claire finit par échouer au bar d’un palace, où elle rencontre un chanteur américain fourbu : c’est Robert Kramer, impressionnant de présence, et d’autant plus bouleversant qu’il s’agit là de sa dernière apparition à l’écran.
Quoi de commun entre ces trois lignes de fiction qui s’entrecroisent sans jamais se toucher ? D’abord, le motif de la mise en crise intime, elle-même induite par un rapport problématique à la filiation. Entre une fille en manque de mère, un père en manque de fille et une femme en manque d’enfant, ce sont autant de solitudes parallèles qui se complètent sans le savoir, autant de manques à combler concomitants, autant de personnages en quête d’amour et de sens qui tentent de reprendre le contrôle de leur vie, d’échapper à une routine mortifère. Mais ce qui achève d’unifier ces trois segments indépendants, c’est bien la mise en scène de Ferreira Barbosa.
D’un bout à l’autre de son film, la cinéaste pose sur les êtres un même regard placide et précis, grave et souterrainement comique, une façon de « parler simplement de choses complexes » comme le dit un des personnages. Sa « signature » se distingue par deux qualités essentielles : la modestie et la précision. Sachant que la virtuosité est une notion au mieux insuffisante, au pire très vaine, Ferreira Barbosa filme en plans fixes et moyens, à hauteur de personnage, plus souvent en intérieurs qu’en extérieurs, et rarement plus de deux ou trois personnages par scène. Il en résulte une facture générale assez dépouillée, presque ligne claire, assez proche des principes d’une sitcom : mais ce serait une sitcom aux dialogues intelligents, qui ne cherchent pas la punch line toutes les cinq secondes, une sitcom aux silences aussi parlants que les dialogues, à la narration vagabonde, et dont les comédiens excèdent toujours leur savoir-faire pour atteindre de formidables pics d’intensité, une sitcom mélancolique qui cernerait de façon douce et néanmoins cinglante les grandes solitudes, les familles explosées, les révoltes intimes de la « vie moderne ». Bref, pas une sitcom en fait, mais un très beau film.
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