Roberto Benigni prouve par l’absurde que si la Shoah se conjugue difficilement avec le rire, elle tolère encore moins les mensonges d’une fiction de cinéma. La Vie est belle n’est pas le film merveilleux que l’accueil triomphal de Cannes laisse supposer. La première partie, “Les Aventures du sympathique Roberto en Mussolinie”, est plutôt gaie et […]
Roberto Benigni prouve par l’absurde que si la Shoah se conjugue difficilement avec le rire, elle tolère encore moins les mensonges d’une fiction de cinéma.
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La Vie est belle n’est pas le film merveilleux que l’accueil triomphal de Cannes laisse supposer. La première partie, « Les Aventures du sympathique Roberto en Mussolinie », est plutôt gaie et plaisante, même si plastiquement on est loin de l’élégance d’un Lubitsch. C’est du Chaplin un peu chargé, revu par la bouffonnerie italienne et ça se laisse regarder sans trop faire la fine bouche… Ce n’est pas le cas de la seconde partie, « Le Voleur de bicyclette à Auschwitz ». Là, plongé dans le contexte que l’on sait, l’humour de Benigni ne passe plus, la narration devient répétitive et, visuellement, la stylisation de l’univers concentrationnaire n’est pas très inspirée. A la fin, quand le garçonnet échappe aux méchants nazis et finit par retrouver les bras de sa maman, toute la salle sanglote d’émotion et partage intérieurement « l’humanisme généreux » du cinéaste. Ce film mièvre appelle alors une batterie de questions un peu lourdes questions que le plus grand nombre semble ne pas entendre, ou feint de ne pas comprendre.
« Traiter » la Shoah au cinéma sous forme de comédie sentimentale nous apparaît comme une grosse faute de goût, une grande maladresse éthique. Parce que ce sujet est suffisamment chargé en soi pour qu’on ne le tartine pas d’un coulis de sentimentalisme supplémentaire et superfétatoire. Ici, sécheresse de l’expression obligatoire (pensons à la petite musique de Primo Levi, à la posture « scientifique » de Claude Lanzmann dans Shoah…). En outre, le surplus émotionnel du mélo est ici assez dégoûtant en ce qu’il fait passer Benigni pour un « parangon d’humanisme qui a pris tous les risques ». Or, qu’on nous explique où est le risque dans le fait de tirer un public vers les larmes en prenant le parti d’un petit garçon contre des tortionnaires nazis ? Benigni n’est pas un héros, il est comme tout le monde, il préfère les faibles sans défense aux brutes épaisses. En se fondant sur le plus gros dénominateur commun, sur les mécanismes compassionnels les plus simplistes, son film apparaît surtout comme le produit consensuel et bien-pensant à bon compte de nos temps de charité humanitaire. Le spectateur sortira du film la conscience allégée, persuadé d’avoir fait son devoir de mémoire, oubliant ainsi les vraies questions que ce passé pose au présent. Car La Vie est belle ment sur toute la ligne et fait ainsi le lit douillet des thèses que l’on sait. Bien sûr, c’est au corps défendant de Benigni lui-même qui, pas plus négationniste ou antisémite que le Spielberg de La Liste de Schindler, n’est animé que de bonnes intentions. Mais contrairement à ce que montre son film, un gamin ne survivait pas plus de deux heures dans un camp d’extermination (les enfants étaient gazés dès leur arrivée)… De même que la dernière scène est historiquement impossible : ce ne sont pas les Américains mais les Russes qui ont délivré les camps d’extermination, pour la simple raison géographique qu’ils étaient situés à l’est du Reich. Du début à la fin, La Vie est belle est faux.
On connaît l’objection à toutes ces remarques : La Vie est belle n’est pas un documentaire historique, c’est une fable, un conte, etc. Face à quoi on maintiendra une rigide position lanzmanno-godardienne : filmer des fables sur les camps d’extermination devrait être interdit. Pourquoi ? Parce que l’extermination est infilmée (jusqu’à preuve du contraire) et infilmable (par là, on entend impossible à représenter en fiction reconstituée). Parce que ce qui est possible avec la littérature ou la bande dessinée, médiums « non réalistes », ne l’est pas avec le cinéma qui est fondé sur l’enregistrement d’une matière vivante et que le faux sur ce qui touche à la Shoah est intolérable parce que la Shoah pose la plus grave question existentielle à l’humanité et que c’est en outre le seul événement historique qui soit l’objet d’un courant négationniste aussi prégnant, obstiné, pathologique. Parce qu’en raison de Faurisson, de l’éloignement inéluctable dans le temps, de la confusion idéologique grandissante de l’époque, l’exigence de vérité et d’exactitude sur le trou noir de notre histoire est plus forte que jamais. Pour toute cette chaîne indivisible de raisons (pas pour l’une ou l’autre isolée), Lanzmann et Godard ont raison, Benigni a tort.
On va dire : ratiocinations d’un intello qui snobe un succès populaire. Non : il y a d’abord eu un rejet viscéral du film. Et se sentir minoritaire sur ce sujet-là n’est pas un motif de fierté mais d’inquiétude. Quand on lit des articles sur La Vie est belle où l’on parle indifféremment de camps de concentration et de camps d’extermination (preuve que neuf heures de Shoah n’ont décidément été ni vues ni entendues), quand un critique de cinéma respectable vous dit qu’il ne connaissait pas la distinction entre ces deux termes (un « détail » comme dirait l’autre), quand les « élites » de la culture et du savoir nagent dans la confusion sémantique, on se dit un peu dépité que Godard ou Lanzmann ont perdu la bataille, que le triomphe annoncé de La Vie est belle est dans le cours des choses et que les falsificateurs ont gagné un bout de leur douteux combat.
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