LA VIE D’OHARU, FEMME GALANTE Sur la négation du désir, un chef-d’œuvre de Mizoguchi.Kenji Mizoguchi est un très grand cinéaste. L’un des plus grands. De ceux qui vous font aimer passionnément le cinéma. Pour Serge Daney, deux cinéastes ont vraiment su parler du désir féminin : Dreyer et Mizoguchi. A voir leurs films respectifs, ça […]
LA VIE D’OHARU, FEMME GALANTE
Sur la négation du désir, un chef-d’œuvre de Mizoguchi.
Kenji Mizoguchi est un très grand cinéaste. L’un des plus grands. De ceux qui vous font aimer passionnément le cinéma. Pour Serge Daney, deux cinéastes ont vraiment su parler du désir féminin : Dreyer et Mizoguchi. A voir leurs films respectifs, ça ne fait pas un pli. S’il est question du désir dans La Vie d’Oharu, femme galante, comme dans nombre des chefs-d’œuvre du cinéaste japonais, c’est dans sa négation même. C’est le drame d’Oharu, l’histoire de sa vie, l’histoire d’un éternel recommencement d’arrachements, de violences, d’asservissements qui la vident jusqu’à ne faire d’elle qu’un fantôme. C’est sous cette forme spectrale qu’elle ouvre le film. On la voit à peine dans la pénombre des rues délabrées qu’elle traverse. Tout juste reconnaît-on, si l’on n’en est pas informé, les traits de Kinuyo Tanaka, actrice fétiche de Mizoguchi, qui se cachent derrière le voile et les fards de la prostitution. Oharu marche lentement, elle est vieille, usée par la vie. Dans le déroulement de cette funèbre errance, on voit mal à quoi elle pourrait se raccrocher. Et pourtant, la lumière d’un temple, le visage d’une sculpture font renaître de sa ruine existentielle une flamme, celle de son premier amour. Dans le Japon du XVIIe siècle, l’amour ne doit pas sortir des cloisons sociales. Mais Katsunosuke ne peut s’empêcher d’ouvrir un à un les panneaux coulissants qui entourent l’inaccessible Oharu, perturbant ses repères et la faisant glisser dans le champ non autorisé du désir. Oharu cède, défaille et s’amorce un mouvement de chute (l’amant est tué, sa famille déclassée) qui n’a de cesse de se déployer durant tout le film. Oharu est condamnée à vivre, à subir cette persistance de l’image qui se déroule sous ses pas. Persistance des plans aussi quand plus personne ne les habite mais que résonnent en eux la détresse et la dépossession. L’image poursuit (Oharu, un couteau à la main, voulant se suicider) et coupe (son amant est décapité), jusqu’à épuisement. Mizoguchi, c’est l’art subtil et intense de la rupture, du déchirement : le cadre (cinématographique, social) est masculin, implacable, le contenu entièrement féminin. Oharu s’est donnée à l’image, au désir masculin, désormais elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. L’écran aussi s’est nimbé d’un voile noir. Feraient-ils corps ? Oui, je crois bien que l’image aura eu sa peau.