Plongée terrifiante dans les gangs salvadoriens, le documentaire de Christian Poveda lui a coûté la vie. Sans morale ni jugement, il y dévoilait une réalité gangrenée par la misère.
Le beau visage de la jeune femme plein écran est marqué par des plis soucieux et un œil crevé. Elle est chez l’ophtalmologiste pour se faire poser une prothèse oculaire. Le film avance, on la revoit après l’opération. Coquette, heureuse d’avoir retrouvé un visage plus présentable, elle se maquille, puis va chez le coiffeur. Plus tard, elle dort paisiblement, la peau étrangement pâle et violacée. Elle est morte, assassinée dans l’une des nombreuses ellipses meurtrières du documentaire de Christian Poveda, La Vida loca (“la vie folle”), plongée choc dans le quotidien des gangs de San Salvador, capitale du Salvador, petit Etat d’Amérique centrale. Pris à tort pour un indic, le réalisateur a lui aussi été abattu, le 2 septembre, entre l’achèvement de son film et la sortie sur les écrans.
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Quel est ce film qui sème la mort sur ses personnages et son réalisateur ?
Un constat de la pure et dure réalité salvadorienne. Depuis une quinzaine d’années, le pays est rongé par ce phénomène des gangs, né chez les immigrés latinos de Los Angeles dans les années 80, puis importé en Amérique centrale par ceux qui rentraient au pays. Selon la police salvadorienne, il y aurait aujourd’hui 15 000 “maras” (membres de gangs), la moitié en liberté, l’autre moitié en prison. Ils se répartissent entre deux organisations principales : la Mara Salvatrucha et la Mara 18, celle qu’a filmée Poveda.
Ces deux réseaux se livrent une guerre sans merci, dont les causes, si elles ont jamais existé, se perdent dans le passé brumeux de Los Angeles. Aujourd’hui, il n’y a pas de raisons “objectives” à cette guerre : ni argent ni contrôle de territoire, juste un principe absurde et nihiliste de vendetta sans fin.
Les garçons et filles des gangs vivent quotidiennement avec la mort : soit ils l’attendent, soit ils la donnent. Comme le dit un des personnages du film, “on vit pour tuer, on tue pour vivre”. Sinistre alternative. En 2007, on a compté 3 497 homicides au Salvador, pour 6,4 millions d’habitants. En 2008, ce nombre a légèrement diminué, passant à 3 174. Mais on reste dans des moyennes effarantes de 9,6 homicides par jour, de 92 tués pour 100 000 habitants dans la tranche 15-24 ans. Le Salvador trône sur ce sinistre podium mondial. Par comparaison, on a recensé en France, pour 60 millions d’habitants, 2 500 membres permanets de “bandes” et 2 500 membres occasionnels. Le taux d’homicides français se situe selon les sources entre 1,2 et 1,8 pour 100 000 habitants.
On peut reprocher à La Vida loca une propension au montage rapide, parfois accompagné de musiques latino entraînantes, ce qui induit des effets clips peu raccords avec le sujet du film. Mais louons son impressionnant processus d’immersion, sa faculté à nous attacher à quelques maras suivis comme des personnages de cinéma, son absence de commentaires et de jugement moral. Dans la tradition du “cinéma direct”, Christian Poveda s’est “contenté” de filmer ces garçons et ces filles, laissant chaque spectateur libre de son jugement et de sa lecture morale ou politique.
Que montre le film ? Entre deux fusillades, les maras glandent, boivent des coups, se mettent en couple, se livrent à des petits trafics. Ils passent aussi pas mal de temps à se faire contrôler par des policiers omniprésents (agitation sécuritaire manifestement impuissante à juguler le problème), à effectuer des allers-retours en prison. Autre activité récurrente : les funérailles de l’un des leurs. Il y a dans ces scènes-là un paradoxe à voir le chagrin et l’émotion d’une population qui semble par ailleurs indifférente à la mort, qui la défie en permanence.
La séance de tatouage constitue un autre rituel quotidien de la “vie folle”. Filles et garçons ont le corps et le visage recouverts de ces inscriptions tribales, signes d’appartenance définitive à la “famille”. Il y a une certaine beauté dans ce graphisme cutané, mais les considérations esthétiques s’estompent vite quand on se rend compte que ces tatouages transforment leurs porteurs en cible permanente. On voit des filles sortir de leur quartier en arborant foulard ou bandana pour masquer le tatouage de leur front. D’autres sont tellement tatouées qu’il leur devient impossible de se camoufler. Pour celles-là, marquées comme des bêtes, aller se promener plus loin que leur pâté de maisons équivaut quasiment à une condamnation à mort.
Dans cet univers violent et nihiliste, une petite lueur. Certains maras repentis tentent des actions de réinsertion, se lient à des ONG. Mais ces tentatives restent fragiles. On assiste notamment à la création d’une boulangerie de quartier. Et si elle redonne du sens à l’existence des apprentis boulangers, elle se raccroche difficilement au wagon de la société. Police, institutions, population : personne ne fait confiance aux ex-maras. Et le gouvernement salvadorien semble dépassé par le phénomène. Christian Poveda explique qu’au début des années 2000, le président du Salvador s’était lancé dans une politique ultrarépressive, s’inspirant du Honduras ou de Rudolph Giuliani à la mairie de New York : plus de 16 000 suspects arrêtés, mais seulement 807 instructions, faute de preuves.
Le nouveau président, Mauricio Funes, paraît animé de meilleures intentions. Pour Poveda, la première tentative de solution consiste à imposer une trêve entre les gangs et à instaurer un dialogue entre responsables maras et autorités. Est-ce parce qu’il envisageait des telles démarches que le réalisateur a été assassiné ?
Le piège serait de regarder les maras comme des aliens, un “autre” absolu. Ce phénomène des gangs interroge toute la société. Le libéralisme effréné des trente dernières années a fait des ravages dans le monde entier, mais particulièrement dans des pays économiquement et socialement fragiles comme le Salvador. Concurrence sauvage, individualisme exacerbé, délitement du tissu socio-associatif et des services publics, recul des solidarités, chômage, pauvreté, exclusion : on connaît la liste des maux contemporains, qui contraste violemment avec les rêves consuméristes vendus 24 h/24 par les bouquets satellites du monde entier. Il existe une violence du modèle libéral (résumé par la désormais fameuse maxime de Séguéla, “Si tu ne possèdes pas de Rolex à 50 ans, tu as raté ta vie”), qui finit par générer des réponses toutes aussi violentes.
Le nihilisme mortifère des maras est l’une de ces réponses pulsionnelles, destructurées, qui ont remplacé les idéaux révolutionnaires intellectuellement structurés. Ce phénomène est pour le moment localisé dans les pays que l’on appelait “du tiers monde”. Mais si notre modèle global libéral ne change pas drastiquement, les maras salvadoriens pourraient très bien donner un aperçu de ce que seront peut-être les banlieues européennes dans dix ou quinze ans.
Christian Poveda a été abattu le 2 septembre à San Salvador, la capitale, quelques jours avant la sortie de son film.
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