Observateur malicieux, géographe poète, Luc Moullet scrute l’étonnante population d’une région reculée des Alpes.
Luc Moullet, à l’instar d’autres cinéastes contemporains comme Tariq Teguia et Gus Van Sant, ou de plus anciens comme Robert Flaherty et Howard Hawks, est un cinéaste géographe, topographe : un géopoète. En témoignent ses légendaires courts métrages sur les terrils du nord de la France (Cabale des oursins, 1991) ou sur la bonne ville de Foix (Foix, 1994) ; certaines longues fictions comme Les Naufragés de la D17 (avec son titre très “IGN”). La manière pointilleuse qu’a Moullet de décrire plan après plan, carte sur table, règle à la main et œil au viseur chaque élément géographique (qu’il soit humain, politique ou physique), fait partie des sommets du film documentaire, et plus précisément pédagogique, à la française. Au même titre que l’œuvre didactique littéraro-historique d’un Eric Rohmer pour la télévision scolaire française et le Centre national de la documentation pédagogique ou la période télévisuelle et didactique d’un Rossellini dans les années 60.
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C’est au fond que Moullet possède ce que mon arrière-grand-mère (ou un villageois de Jour de fête de Jacques Tati) appelait “l’œil américain” : il a le “compas dans l’œil”, autrement dit il mesure tout à sa juste valeur, au coup d’œil et au pif, mais avec une précision quasi diabolique. L’œil “américain”, pour un admirateur de Cecil B. DeMille, de Fritz Lang et de King Vidor, cinéastes plus constructeurs, ce n’est évidemment pas rien et ça fait sens. Dans son nouveau film, Moullet, artiste faussement modeste, part du minuscule et de l’étude sur le terrain. La Terre de la folie a au premier coup d’œil tout du documentaire régional et familial. Moullet y décrit sa terre d’origine, les Alpes du Sud, et le mal qui la colonise depuis des siècles : “L’arrière-petit-neveu du bisaïeul de ma trisaïeule avait tué un jour à coups de pioche le maire du village, sa femme et le garde-champêtre, coupables d’avoir déplacé sa chèvre de dix mètres”, annonce-t-il en préambule.
Une heure et demie durant, il arpente le terrain de long en large, du nord (Sisteron) au sud (Manosque), et d’ouest (Apt) en est (Digne), rencontre l’autochtone, fait témoigner le voisin ou la sœur, et révèle au spectateur sur le cul les causes et les conséquences inquiétantes de la folie meurtrière dans cette région célèbre pour l’affaire Dominici (crime fameux sur lequel Welles inacheva un documentaire). Il en profite aussi pour décrire la situation hospitalière psychiatrique dans une région reculée. Mais le petit révèle toujours le grand. Et nous savons bien, nous, que derrière le rire microgéographique de Moullet se tient un moraliste macrogéographique : cette terre (avec une minuscule) terrifiante, où la violence et la folie font loi, où l’irrationnel et le mal règnent, c’est bien entendu notre Terre (avec une majuscule).
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