Snobé par les grandes chaînes qui lui préfèrent les séries, repoussé en fin de soirée ou relégué sur la TNT, le cinéma vit-il ses dernières saisons sur la télévision gratuite ?
Il ne le dira pas mais Grégoire Lassalle est un peu sur les nerfs. A 55 ans, le boss du groupe AlloCiné, deuxième plate-forme mondiale du web consacrée au cinéma, qui revendique près de dix millions de visiteurs uniques par mois, a été contraint d’abandonner son dernier grand projet, AlloCiné TV. Lancée le 5 septembre 2011 sur les réseaux ADSL de Free, Bouygues, Orange et SFR ainsi que sur CanalSat et Numéricable, la chaîne du groupe s’imaginait déjà comme le nouveau rendez-vous incontournable des cinéphiles téléphages, avec des infos, des chroniques, des émissions thématiques plus un film du patrimoine diffusé tous les soirs. Le pari était osé. La chaîne n’a pas tenu un semestre d’antenne.
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“Il fallait se rendre à l’évidence : dès les premières semaines, on était très loin des objectifs annoncés”, regrette Grégoire Lassalle qui a décidé d’arrêter AlloCiné TV début avril en accord avec son actionnaire principal, le fonds américain Tiger Global Management.
Le manque de rentrées publicitaires a motivé l’arrêt brutal des programmes, explique-t-il, mais pas seulement : “On arrivait sur un marché fragilisé. Les films n’ont plus aucune visibilité sur les grandes chaînes et l’offre multiple de la TNT a dispersé les audiences : c’est devenu impossible de rassembler avec du cinéma à la télévision.” Retour à la case web pour Grégoire Lassalle et AlloCiné, confrontés de près à la question qui obsède depuis quelques saisons les chaînes dites historiques (TF1, France 2, France 3, M6 et Arte) : comment diffuser du cinéma à la télévision lorsque les audiences s’effritent ? Comment freiner la disparition des films ?
Tenues par des obligations légales très strictes, les chaînes doivent participer à la production du cinéma français et européen mais aussi à sa diffusion : elles ont des quotas de films à respecter, par tranche horaire ou par nationalité (40 % d’oeuvres en langue française, notamment). Des contraintes auxquelles les télévisions se sont longtemps pliées de bon coeur, les films représentant jusqu’au début des années 2000 une forte proportion de leurs meilleures audiences. C’était l’époque bénie du mardi soir de TF1 ou du dimanche soir de France 2 où les cases cinéma des chaînes historiques trustaient encore les parts de marché.
En 1994, une éternité à l’échelle de la planète télé, 37 films s’imposaient ainsi au top 100 des plus grandes audiences de l’année, toutes chaînes confondues, avec des chiffres records pour la Une (dont un Pretty Woman en prime time à 15 millions de téléspectateurs). Depuis, c’est l’hécatombe : en 2000, seuls 21 films parvenaient au top 100 des meilleures audiences ; 11 en 2009 ; 6 en 2011. Autre indice de déclin : parmi les plus gros scores enregistrés l’année dernière (les comédies De l’autre côté du lit avec Dany Boon ou LOL avec Sophie Marceau, diffusées sur TF1), aucun n’a dépassé les 10 millions de téléspectateurs.
“Tous les indicateurs le montrent : le cinéma traverse une crise grave et durable à la télévision, résume le jeune directeur de Médiamétrie/Netratings, Julien Rosanvallon. Les films ne représentent plus que 4 % de l’offre totale des chaînes historiques (contre 7 % pour la publicité – ndlr) et 5 % de la consommation des téléspectateurs. Le cinéma a perdu son rôle de moteur pour ces chaînes.”
Dans sa récente Histoire de la télévision française, de 1935 à nos jours (écrite avec Monique Sauvage), la directrice de recherche au CNRS Isabelle Veyrat- Masson recense les nombreuses causes de cette crise, au premier rang desquelles elle note “l’explosion des fictions télévisuelles”. Elle précise : “Plus encore que la téléréalité, les magazines ou les événements sportifs, ce sont les séries, françaises et américaines, qui ont remplacé le cinéma à la télévision en termes d’audience et de volume horaire. Le phénomène a vraiment commencé en 2007 avec la diffusion des Experts en début de soirée sur TF1. Les autres chaînes ont suivi et multiplié les acquisitions ou les créations inédites.”
Sur Arte (Xanadu), France 3 (Un village français), France 2 (Signature) et partout ailleurs, la fiction télé est devenue le nouvel eldorado des programmateurs. Moins coûteuses à produire qu’un film de cinéma, ces fictions (unitaires ou non) ont l’avantage d’être des marqueurs d’identité pour des chaînes qui bénéficient aussi de l’effet d’inédit et de la fidélisation du public. Un rapport, publié début avril par le Centre national du cinéma (CNC), confirme cette suprématie : en 2011, la fiction télévisuelle représente le premier genre de programme que proposent les canaux nationaux gratuits, et 76 des 100 meilleures audiences de l’année reviennent à des séries (Mentalist sur TF1 arrive en tête avec un record à 10,4 millions de téléspectateurs).
Selon Isabelle Veyrat-Masson, d’autres facteurs, liés aux habitudes de consommation des films, ont joué contre les audiences du cinéma sur les chaînes historiques – certains difficilement quantifiables (la progression de la VOD et du piratage), d’autres beaucoup plus flagrants. “La conversion récente des chaînes de la TNT au cinéma a provoqué un éclatement des audiences”, assure-telle. Avec plus de 900 films diffusés l’année dernière sur Direct 8, W9, TMC et autres, le cinéma est devenu un produit d’appel prisé des chaînes gratuites de la TNT et leur première source de succès. Sur les 100 plus fortes audiences en 2011, 63 ont été réalisées grâce à la diffusion de films (les plus gros scores, souvent des rediffusions, frôlant les 2 millions de téléspectateurs).
Certaines chaînes historiques n’ont rien fait pour tenter de préserver leurs audiences cinéphiles de cette nouvelle concurrence, qui devrait s’accélérer fin 2012 avec l’arrivée de six autres canaux sur la TNT. Sur TF1 par exemple, où les cases traditionnellement réservées au cinéma sont souvent libérées pour les séries, le nombre de films diffusés chaque année a sensiblement diminué : de 191 en 2005, il est passé à 145 en 2010. L’une de ses principales concurrentes, M6, depuis l’année dernière l’une des chaînes les plus regardées, a elle aussi revu à la baisse son offre de cinéma, passant de 173 oeuvres diffusées en 2005 à 137 en 2010.
“Les chaînes ont vite réagi aux évolutions négatives des audiences des films, avec une seule réponse : changer les programmes”, souligne Isabelle Veyrat-Masson.
Il y a plus grave : les cases consacrées au cinéma en prime time (la tranche 20 h 35-22 h 30) ont accusé une chute vertigineuse et un grand nombre de films ont été repoussés après minuit. En 2009, l’ensemble des chaînes historiques ne consacrait plus que 36 % de ses premières parties de soirée à des films, contre 56 % en 1992. Moins rassembleur, le cinéma a été prié de dégager des espaces les plus visibles de la télé actuelle pour devenir un genre périphérique. Le groupe France Télévisions n’y échappe pas. Sur France 2, le nombre de films diffusés chaque année reste plutôt stable (environ 170) mais la place occupée par le cinéma aux heures de grande écoute a largement baissé : 51 films diffusés en première partie de soirée en 2010, pour 101 en 1992.
Conséquence d’audiences insuffisantes pour des films qui, à l’exception de quelques records (6 millions de téléspectateurs pour Quantum of Solace en 2011), restent toujours derrière les magazines ou le sport. “Avec 15 % de parts de marché en moyenne sur les films en prime time, le cinéma contribue encore aux audiences de France 2, nuance le directeur délégué à la programmation de la chaîne, Philippe Landré. Mais il faut bien reconnaître que c’est devenu un genre compliqué à programmer, qu’il est moins attractif, plus banalisé.”
A France 3, les cases cinéma traditionnelles (le Cinéma de minuit de Patrick Brion, le film du patrimoine du lundi aprèsmidi) ronronnent alors que la nouvelle soirée en prime time du jeudi, présentée par Frédéric Taddeï, plafonne depuis quatre mois autour de 10 % de parts de marché avec des rediffusions (Le Pianiste, Gladiator, Impitoyable…)
Le meilleur indicateur de cette baisse d’intérêt sur les chaînes historiques reste Arte : ses efforts cumulés depuis dix ans pour promouvoir le cinéma n’ont pas empêché un recul de ses audiences. La chaîne franco-allemande, qui a diffusé 369 films en 2010 (contre 256 en 2000), peine toujours à dépasser les 7 % de parts de marché, réunissant autour de 1,6 million de téléspectateurs pour ses plus grands succès (comme le polar multirediffusé La Firme le 5 janvier 2012).
“Le cinéma nourrit toujours les audiences d’Arte, les rendez-vous du lundi ou du jeudi soir conservent leur public, tempère le patron du cinéma d’Arte France, Michel Reilhac. Parmi toutes les télés historiques, nous sommes celle qui fait le plus d’efforts en matière de promotion et de visibilité de ses films diffusés. Mais nous ne pouvons pas aller contre la tendance.”
Dans ce contexte, de nombreux professionnels du cinéma s’inquiètent des nouvelles orientations des chaînes historiques. Faut-il craindre une amplification de la politique de TF1 ou M6, où seuls les films de marché auraient encore accès aux heures de grande écoute et où les films dits d’art et essai se retrouveraient définitivement blacklistés ? Kristina Larsen, productrice aux Films du Lendemain (L’Apollonide, Les Adieux à la reine) : “Nos films ont du mal à exister à la télévision : soit ils sont diffusés dans l’indifférence générale à des heures très tardives, soit ils sont carrément invisibles. Il n’y a presque plus d’information autour de la diffusion des films. Même nous, nous n’arrivons plus à savoir quand ils vont passer.” On lui rappelle le succès de sa production Lady Chatterley de Pascale Ferran, qui avait réuni en 2007 sur Arte plus de 2 millions de téléspectateurs (un record pour la case cinéma de la chaîne). “Il s’agit d’un cas isolé, affirme-t-elle. Le film avait été très médiatisé et récompensé aux César. Je ne sais pas, dans le contexte actuel de la télévision, si Les Adieux à la reine pourrait rééditer ce genre d’exploit.”
Mêmes inquiétudes chez la déléguée générale du syndicat Distributeurs indépendants réunis européens (Dire), Sylvie Corréard, qui voit d’un mauvais oeil l’évolution récente de la télévision : “Toute une frange des distributeurs et du cinéma d’auteur français est de plus en plus mal représentée sur les grandes chaînes, y compris celles du service public qui, quoi qu’elles en disent, pratiquent elles aussi une politique de course à l’audience.” A terme, beaucoup redoutent la création d’une télévision française à deux vitesses, où certains films, les plus fragiles, se retrouveraient uniquement sur Canal+ (le premier investisseur et diffuseur du cinéma français, par obligation légale).
Des craintes justifiées si l’on en juge par les derniers chiffres publiés par la chaîne cryptée : en 2011, elle a programmé sur ses différentes antennes 550 films dont plus de 60 % n’accéderont jamais à une rediffusion sur d’autres chaînes. Face au malaise grandissant des professionnels, le service public défend son bilan et rappelle sa mission de “promotion de tous les cinémas”. “Ces dernières saisons, on a multiplié les initiatives pour favoriser les films d’art et essai, explique Emmanuelle Guibart, directrice générale déléguée aux programmes de France Télévisions. Parmi nos meilleurs scores de l’année, ce ne sont pas forcément les blockbusters qui se distinguent le plus, avec par exemple Séraphine sur France 3 (3,3 millions de téléspectateurs le 22 septembre – ndlr). On a aussi créé une nouvelle soirée le dimanche sur France 4, “Ciné 1D”, où l’on diffuse des films plus rares.”
Mais cette nouvelle case nocturne (où l’on a pu voir Elephant, Les Chansons d’amour) n’a pas réussi à atteindre son public et se maintient à 4 % de parts de marché, avec en record la diffusion de Battle Royale (220 000 téléspectateurs, le 18 mars). Annoncée début avril, l’ouverture prochaine d’une nouvelle case cinéma le mercredi soir en prime time sur France 4 n’a pas non plus rassuré les professionnels.
“Personne ne sait ce que la direction de France Télés compte faire de cette fenêtre, mais chez les distributeurs indépendants, c’est plutôt le fatalisme qui domine, dit Sylvie Corréard. Le cinéma d’art et essai n’a pas profité de l’explosion de l’offre de films sur la TNT, qui ne bénéficie de toute façon qu’au cinéma de marché et aux vieux fonds de catalogues.”
Le top 100 des meilleures audiences en 2011 est assez édifiant : des blockbusters américains fortement représentés aux comédies populaires françaises des années 80, les nouvelles chaînes ont toutes parié sur du cinéma mainstream et déjà multirediffusé. “L’offre de films que propose la TNT est terrifiante, lâche Grégoire Lassalle. Ils recyclent ce que faisaient les grandes chaînes il y a vingt ans, sans souci de qualité. A ce rythme-là, il n’y aura bientôt plus de cinéphilie à la télévision non payante.” Ou alors le dimanche, après minuit.
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