Dans des films venus d’Asie (Lav Diaz, Hong Sang-soo) ou d’Europe (Civeyrac, « Trois jours à Quiberon »), le noir et blanc a fait un retour de premier plan au dernier festival de Berlin. Tentative de recensement des différentes façons dont le cinéma peut se saisir aujourd’hui de ce procédé indéfectiblement lié à ses origines.
Après avoir été pendant au moins cinq décennies la matière même du cinéma, le noir et blanc est devenu en une dizaine d’années un signe de pauvreté. A partir des années 40-50 à Hollywood, 50-60 en Europe, le flamboiement de la couleur allait aux films de série A (disons presque immanquablement après Autant en emporte le vent), le dénuement du noir et blanc devient peu à peu réservé à la série B, au cinéma indépendant (les premiers Cassavetes, la Nouvelle Vague, les avant-gardes partout dans le monde dans les années 60), et aussi bien sûr à la télévision des origines. Dans un premier temps donc, c’est la couleur qui « faisait cinéma ».
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Néo-noir et blanc
https://www.youtube.com/watch?v=YVo9Ta18wvA
On pourrait peut-être dater à Manhattan de Woody Allen (1979 donc) la grande inversion où c’est désormais, de façon rétro, nostalgique, méta, le noir et blanc (et un noir et blanc plus du tout pauvre, mais au contraire opulent et chic) qui « fait cinéma ». Ce néo-noir et blanc, cinéphile, nostalgique, distanciateur, on le voit se répandre dans une bonne part du cinéma d’auteur haut de gamme des années 80.
Chez Lynch (Eraserhead), chez Wenders (L’Etat des choses, Les Ailes du désir), chez Jarmusch (Stranger than Paradise, Down by Law), chez Scorsese (Raging Bull), chez Lars Von Trier (Epidemic), cher Ruiz (Le Territoire), chez Carax (Boy meets girl), chez Gus Van Sant (Malanoche), et chez Woody Allen donc (Stardust Memories, Zelig, Broadway Danny Rose…). Le noir et blanc est désormais, au cœur des années 80, l’outil par lequel les films s’interrogent sur eux-mêmes, mettent en abyme leur statut de film. Le noir et blanc devient l’emblème de l’entrée du cinéma dans son âge maniériste.
Epure
On n’a jamais cessé depuis de voir des films en noir et blanc, que ce soit au fil de l’œuvre d’auteurs qui y demeurent profondément attachés (Garrel en tête) ou au contraire pour imprimer un effet rétro généralement assez discursif (The Artist, Tabou, Frantz). Mais cela faisait longtemps qu’on n’avait pas vu un tir groupé de noir et blanc aussi significatif que durant ce festival de Berlin qui s’achève.
On a parlé cette semaine des Provinciales de Jean-Paul Civeyrac. Le noir et blanc, net, coupant, assez peu léché, y opère une stylisation radicale du monde par lequel les affects peuvent se dégager de façon plus lisible d’un monde environnant dont les données sont comme simplifiées, triées, tamisées. C’est l’idée du noir et blanc qui épure, et qui en épurant le grand fouillis du monde permet d’accéder à une vérité nue du sentiment (La Maman et la Putain, une bonne partie des films de Philippe Garrel).
Néo-chic
Le noir et blanc de Trois jours à Quiberon d’Emily Atef, un film allemand en compétition plutôt bien accueilli, vise un effet proche, mais de façon un peu trop stratégique. Le film est le récit de quelques jours dans la vie de Romy Schneider, à la fin de l’été 1981. L’actrice, en dépression, tente (sans trop y parvenir) de résoudre son problème d’alcoolisme dans un centre de désintoxication sur la côte du Morbihan. Un journaliste et un photographe d’un magazine allemand la rejoignent pour une longue interview, où l’actrice se dévoile avec une impudeur kamikaze.
Dans sa façon de scruter le désarroi de son personnage, d’en détailler les anecdotes biographiques qui donnent le frisson, le film n’est pas loin de reproduire le voyeurisme animal de la presse people qui s’est longtemps repue des malheurs de la star franco-allemande. Le noir et blanc est justement ce signe de distinction, ce petit accessoire chic et cinéphile qui habille un téléfilm assez ordinaire en cinéma de chambre introspectif qui se rêve grand face-à-face post-bergmanien.
Noir et blanc qui pense
Cela fait presque vingt ans, depuis son troisième film, La Vierge mise à nu par ses prétendants (2000), que Hong Sang-soo revient régulièrement vers cette condensation du monde qu’opère le noir et blanc. C’est le cas de Grass, son nouveau film particulièrement prolixe et ramassé dans son dispositif. Le récit entremêle plusieurs paires de personnages, charriant des histoires de culpabilités, de suicides, de ressentiments. Tous se croisent dans un même salon de thé, où une écrivaine consigne quotidiennement son journal et laisse trainer ses oreilles sur ces épanchements existentiels.
Rien que du très familier donc pour le spectateur assidu du Coréen prolifique. Le noir et blanc du récent Le Jour d’après était plus noir que blanc. C’était un film du côté des ombres, des embardées nocturnes, des fantômes du cinéma. Grass est un film plus blanc que noir. La lumière diurne prédomine, les surfaces claires la réfléchissent. Et c’est peut-être justement cette réflexion produite par le blanc qui donne sa traduction formelle à un film lui-même très réflexif, presque réduit à son ossature théorique aride. Le noir et blanc de Grass est celui de la pensée, de l’analyse, un mécanisme d’interprétation du monde à plein régime. Dans cette lumière blanche et crue, la dissection des comportement suit son cours, implacable.
Noir et blanc qui panse
C’est toute la gloire du noir et blanc d’avoir pu incarner à la fois la quintessence de l’artifice (à Hollywood, chez les maniéristes…) et la quintessence de la vérité documentaire (le néo-réalisme, les films d’actualités des origines de l’information, quelques climax du cinéma documentaire). Le noir et blanc tire alternativement la banale perception colorée du monde vers plus de fausseté ou plus de justesse. Avec Les Garçons sauvages (en salles mercredi prochain), Bertrand Mandico revendique un noir et blanc de l’onirisme absolu. Comme dans certains Ruiz, ou Flocon d’or de Werner Schroeter, ou dans le cinéma de Guy Maddin, le noir et blanc arrache les images de leur ancrage réel pour les tremper dans le grand bain de l’inconscient et du songe (et les strier sporadiquement de quelques spasmes de couleur). Le noir et blanc de Lav Diaz est plus indécidable. Il n’a pas la profondeur d’encre de celui des Garçons sauvages. Il est plus respectueux de la lumière réelle. Et pourtant il opère une décantation par laquelle subrepticement la réalité la plus imprescriptible (comme celle d’un didacture) glisse subrepticement vers l’imaginaire.
La Saison du diable, son nouveau film en en compétition à la Berlinale, et possiblement plus beau film de cette compétition (mais on n’a pas tout vu), met en scène de façon à la fois opératique et minimaliste les victimes et les bourreaux de la loi martiale promulguée au Philippines par Marcos dans les années 70. Dans une fresque aux ramifications insensées, des résistants, des militaires, des réfugiés chantent leur condition a capella dans un film musical d’un genre nouveau, extrêmement entêtant. L’hyper-radicalité formelle de Lav diaz (noir et blanc donc, mais aussi plans très longs et caméra fixe, durée de quatre heures) ne produit étrangement pas d’effets d’assèchement, de raréfaction de l’oxygène. Au contraire une sorte de fantaisie prend forme, portée bien sûr par le chant, à contre-courant de la gravité du propos et de l’ascétisme de la forme. Le noir et blanc dans La Saison du diable a la puissance de l’indirect. Il est la protection ouatée, comme un voile de gaze, qui permet de regarder sans se brûler les grands saccages d’une histoire nationale traumatique.
{"type":"Banniere-Basse"}