Les vies tressées de quelques “desperate housewives” ibériques. Par l’un des jeunes réalisateurs espagnols les plus passionnants.
0n n’a pas oublié le remarquable premier film de Jaime Rosales, Les Heures du jour, histoire d’un homme ordinaire qui commettait soudainement un crime, acte monstrueux inexplicable et inexpliqué, inscrit au cœur de la banalité des heures du jour défilant, filmé avec une précision modeste, une juste distanciation, un style comportementaliste absolument saisissants. La Soledad n’a peut-être pas la qualité de surgissement tranchant des Heures du jour mais confirme que Jaime Rosales est un cinéaste passionnant, un grand scrutateur du quotidien.
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Le film s’attache à quelques femmes espagnoles ordinaires. D’un côté, une jeune mère de famille qui quitte son mari et son bourg de province pour repartir d’un autre pied à Madrid. De l’autre côté, une commerçante vieillissante et ses trois grandes filles : l’une a de graves soucis de santé, l’autre est plutôt rebelle, la troisième est embourgeoisée. Quand cette dernière demande de l’argent aux parents pour acquérir une nouvelle maison, les rancœurs enfouies remontent à la surface.
Il y a dans le matériau scénaristique de La Soledad un aspect feuilletonesque, un côté soap opera, avec les micro-aventures de femmes de la petite bourgeoisie, leurs aspirations, leurs échecs, leurs problèmes sentimentaux, relationnels, professionnels, financiers, familiaux, etc. La Soledad, c’est la vie de tout le monde et de tous les jours, le tissu pas toujours grandiose ni exaltant qui trame nos existences. Comment Rosales s’y prend-il pour s’élever dix coudées au-dessus du soap ordinaire, pour nous rendre passionnante la banalité, même jusqu’à parfois nous bouleverser ?
En prenant son matériau au sérieux. En suscitant chez ses actrices des performances magnifiques. En pariant sur l’effet de la durée, sur l’enchaînement de petits faits et situations qui, à force de s’ajouter, de se développer sur la longue distance, finissent par prendre corps, par donner beaucoup d’épaisseur aux personnages et à leurs vies, par nous familiariser avec eux si bien qu’on se soucie de leur sort comme de celui d’amis. Au début, on se demande où veut en venir le cinéaste ; à la fin, on ne veut plus quitter ses personnages.
Dans le quotidien de ces vies ordinaires, et de la même façon que dans son premier film, Rosales fait aussi surgir un événement extraordinaire, quoique tout à fait réaliste : un attentat dans un bus qui met fin à la vie de l’un des personnages (on pense évidemment aux attentats dans la gare d’Atocha, à Madrid, le 11 mars 2004). La manière de mettre en scène cet événement est admirable de concision et de pudeur. L’explosion est à distance. Aucune scène sur le lieu et le moment du carnage : une ellipse enchaîne avec le personnage survivant plusieurs mois après. Ce sont les conséquences profondes et durables de l’événement qui intéressent Rosales, pas l’instantané événementiel pour manchettes de journaux ou films spectaculaires.
Arrivé là, il faut parler de la singularité stylistique de La Soledad : son usage très fréquent du split screen. Habituellement, cette figure de style est utilisée pour des séquences d’action ou de suspense, remplaçant par exemple le montage alterné. Ici, elle est employée pour de simples scènes de conversation : quand X est au salon, on voit Y qui lui répond depuis la cuisine, ou Z qui fait autre chose dans la pièce d’à côté. On s’interroge : le film ne serait-il pas le même, voire plus limpide et meilleur sans ces split screens ? Une coquetterie un peu vaine ? Mais peut-être que Jaime Rosales a voulu montrer concrètement la solitude fondamentale des êtres, les barrières invisibles qui les séparent, la fragilité des liens sociaux, la difficulté à échanger ou communiquer, ou tout simplement la façon dont votre présence au monde change imperceptiblement selon que vous êtes seul dans un lieu ou en compagnie d’autrui. Rosales a peut-être inventé ici le split screen à usage domestique, l’écran fragmenté existentiel, le hors-champ in.
A bien des égards, Rosales est un anti-Almodóvar : son usage des couleurs est infrachromatique, son ton est plus introverti mélancolique que movido-extraverti. Et pourtant, au-delà de leur nationalité, leurs cinémas entretiennent des points communs : la peinture de la vie quotidienne, le surmoi feuilletonesque, mais surtout la place royale des femmes.
Porté par une brochette d’actrices méconnues en France mais toutes magnifiques, La Soledad semble indiquer, à l’instar de nombreux films du grand Pedro que, selon Rosales, les femmes dans tous leurs états constituent sinon le pilier central de la société ibérique, en tout cas le réacteur central de la fiction, et que contrairement au cliché de l’Espagne machiste, les hommes n’y font que de la figuration. Ce n’est pas la moindre beauté de ce film chevaleresque à la triste figure.
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