Inspiré d’un fait divers des années 70, « Meurtrières » fut d’abord un projet de Maurice Pialat, plusieurs fois initié, jamais achevé. Avant de finalement devenir un film âpre de Patrick Grandperret.
Le fait divers avait passionné la France. Deux jeunes filles se rencontrent au début de l’été 1974, elles traînent dans les rues, picolent, achètent deux couteaux de cuisine dans l’idée de braquer quelqu’un pour pouvoir partir en vacances ; elles sont prises en stop par un type qui commence à les tripoter, prend un petit chemin dans l’espoir de les sauter ; une des filles le plante dans le dos mais la lame ne traverse pas l’épais blouson, l’autre lui porte le coup fatal devant ; le gars commet l’erreur d’enlever le couteau et meurt au pied de sa voiture. Les deux filles essaient de faire croire à un accident, puis avouent rapidement, et prennent vingt ans. En 1976, Maurice Pialat, sans doute pas complètement remis de l’échec commercial du magnifique mais implacable La Gueule ouverte, décide de faire un film inspiré de cette histoire : Les Meurtrières. Le projet semble très singulier dans l’univers du Pialat de l’époque qui n’avait pas encore tourné Police : au départ un fait divers et non pas un scénario original inspiré de sa vie privée, un crime, un sujet se prêtant à un film de genre, tout cela est très nouveau. Pialat rédige un traitement d’une quinzaine de pages qui débute dans les minutes après le crime, puis raconte en flash-back les quelques jours de la vie des deux jeunes femmes jusqu’au geste fatal. Dans ce court récit, aucun jugement moral sur le geste des filles, aucun développement psychologique sur les mille raisons qui peuvent amener quelqu’un à commettre un meurtre. Le cinéaste s’est complètement approprié le projet, transformant un fait divers en chronique des moments forts et faibles d’existences banales, en portraits humains empreints à la fois de drôlerie, de férocité et surtout de profonde vérité. Fidèle à ses films précédents (et futurs), Pialat observe, décrit les vies de gens simples au coeur desquelles persiste cet éternel goût amer de “tristesse qui durera toujours”. Les filles étaient jeunes, l’une était algérienne. A l’époque, les enfants d’émigrés sont moins visibles qu’aujourd’hui, moins revendicatifs et moins intégrés. Cela rend le casting compliqué. Pialat trouve une comédienne plus âgée, plus francisée. Il tourne quatre jours, puis arrête. Ça ne colle pas. A la place, il invente le très beau et très triste Passe ton bac d’abord, avec peu d’argent et beaucoup d’inspiration. Mais l’idée des Meurtrières demeure latente. “A la maison, raconte Sylvie Pialat, il y a toujours eu un carton à la cave avec Les Meurtrières écrit dessus, contenant toutes les minutes du procès, les articles de l’époque. Quand Maurice n’avait pas de sujet, ce qui arrivait à peu près tout le temps, il disait qu’il faudrait peut-être remonter le carton des Meurtrières. Par exemple, pour A nos amours, tous les contrats de Sandrine (Bonnaire) sont signés au nom des Meurtrières. Quand il trouve Sandrine, il pense encore à ce projet… et finalement, il tourne A nos amours.” Les Meurtrières ressortent finalement de la cave tardivement, après Le Garçu. Cette fois, Sylvie Pialat est activement de la partie. “En 1995, on a préparé le film à Chalon-sur-Saône, là où avait eu lieu le fait divers. Maurice avait du mal avec la temporalité, tourner aujourd’hui un film d’époque – époque 1975. Il fallait aussi faire attention à l’aspect juridique : parler d’un fait divers dont les protagonistes sont encore vivants, c’est délicat.” Dans le traitement écrit, une chose frappe : chaque scène est décrite par petits paragraphes d’une dizaine de lignes, sauf une. La séquence de la prise en stop et du meurtre est écrite d’un long trait, installant une temporalité différente, plus intense. On touche là au coeur de ce qui intéressait Pialat dans ce projet : “Maurice voulait tourner en continuité la scène depuis le moment où elles montent dans la voiture jusqu’au crime. Vingt minutes en un seul plan. Ce film-là, c’était ça.” Cela illustre l’idée très belle selon laquelle certains cinéastes font des films pour une seule raison bien précise, qui peut parfois être l’envie de tourner une seule scène, un seul plan. “Il voulait aussi, poursuit Sylvie, que l’on tourne très vite et que les filles ne dorment pas pendant trois jours. Et puis le jour où on devait s’installer à Chalon pour commencer le film, Maurice a tout arrêté. Fin des Meurtrières.” En 2002, voyant décliner la santé de son mari, Sylvie Pialat contacte les amis chers du cinéaste dans les semaines précédant son décès, le 11 janvier 2003. C’est à cette occasion qu’elle fait réellement la connaissance de Patrick Grandperret, assistant de Pialat. Ils sympathisent. Sylvie aimerait bien que Grandperret retourne un film de cinéma, lui dont le dernier long métrage (Les Victimes) remonte à 1996. Entre la productrice et le cinéaste se noue une relation d’affinités cinéphile et humaine. Alors, quand elle décide de se lancer dans le grand bain de la production, elle le contacte et remonte le carton “Les Meurtrières” de la cave. Pourtant, rien de romantique là-dedans, Sylvie Pialat balaie d’emblée toute hypothèse autour d’une filiation Pialat-Grandperret. “S’il y a une chose dont j’étais sûre, c’était de ne jamais faire quoi que ce soit qui ait un rapport avec Maurice. Maurice, pour moi, c’est très privé, cinéaste compris. Ça ne me viendrait pas à l’esprit de lui “voler” un film. Je pourrais tenir vingt ans de production avec deux films par an rien qu’avec des sujets dont nous avons discuté ensemble, mais non. Bref, Grandperret n’arrivant pas à monter ses projets en cours, moi débutant dans le métier, j’ai fait magrosse pute : je me suis dit, Les Meurtrières + Grandperret, pour toutes les mauvaises raisons du monde, je vais arriver à le monter. Ces mauvaises raisons, c’est : la femme de Pialat, l’assistant de Pialat, un vieux projet de Pialat. C’est ça qui a attiré les financements.” Grandperret se prend vite au jeu. “Dans ce genre d’histoires, le scénario se déroule plutôt en sens inverse : des types violent des filles et les étendent pour ne pas être dénoncés. Là, je trouvais intéressant que les protagonistes soient ces deux jeunes filles.” Avec la scénariste Frédérique Moreau, ils reprennent la structure des quinze pages de Pialat et décident de replacer le fait divers dans le contexte de la France d’aujourd’hui. Au passage, Meurtrières perd son article défini, comme s’il s’agissait de quitter la spécificité du fait divers originel pour entrer dans un ordre plus général, lié à un certain état de la jeunesse. Ils suppriment aussi l’origine algérienne d’une des deux filles pour éviter de tomber dans les clichés sur les familles maghrébines. Cette fois, le casting sera au coeur de la réussite de Grandperret. Sylvie Pialat : “Certaines filles étaient très bien toutes seules, mais dès qu’on les mettait ensemble, ça ne fonctionnait plus.” “Hande Kodja et Céline Sallette se connaissent depuis le Conservatoire, poursuit le cinéaste, elles ont été assez malignes pour jouer la camaraderie immédiate ! Et puis il y a des choses qu’on n’explique pas, on tombe amoureux, on ne sait pas pourquoi.” Le tournage se passe sans problème majeur, Grandperret est rôdé par les séries télé, il travaille vite et bien. La dernière grande étape de la vie du film avant sa sortie en salle sera le Festival de Cannes. Le film est sélectionné pour Un certain regard, reçoit un accueil très chaleureux des critiques et des festivaliers et décroche le prix spécial du jury par la seule volonté de son président, Monte Hellman, l’auteur cultissime de The Shooting et Macadam à deux voies ! Là où l’histoire est vraiment belle, c’est que Monte Hellman est sans le savoir l’idole de Patrick Grandperret. Et là où l’histoire devient incroyablement belle, c’est quand Monte Hellman découvre ensuite que ce film est produit par une certaine Sylvie Pialat, qui fut l’épouse de l’auteur de ce film qu’il admire tellement : La Maison des bois ! Le signe d’une bonne étoile veillant sur ce film qui a failli tellement de fois ne pas exister.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}