La Rivière, le troisième film de Tsai Ming-liang, est le long parcours du combattant d’un jeune homme en proie à une douleur incurable. S’y affirme le cinéaste chinois de Taiwan le plus radical du moment, et sans doute le plus dérangeant. En faisant culminer une intensité névrotique et contemplative, en affrontant le tabou suprême de l’inceste, il parvient à rendre brûlant son froid regard d’esthète.
De l’eau et des corps partout. Un corps, en particulier, et de l’eau sous toutes ses formes : rivière, douches, saunas, fuites d’eau torrentielles, larmes. Métaphore posée dès le départ avec la scène du tournage d’un film (publicitaire, dit le dossier de presse !) dans le film, où un jeune étudiant, Xiao-kang (Lee Kang-sheng), est prié de remplacer un mannequin en plastique, que la réalisatrice ne trouve pas convaincant dans son rôle de cadavre dérivant sur la rivière polluée du titre. Autrement dit, le jeune mort-vivant dont nous allons suivre le parcours accidenté se laisse flotter sur un monde pollué, au « propre » comme au figuré. Mais ne pas s’attendre à une démonstration scientifique et/ou didactique de ce constat moral : nous sommes dans un film taïwanais, et dans un film de Tsai Ming-liang de surcroît. Le propos restera donc en pointillé, elliptique de bout en bout ; les informations indispensables au spectateur cartésien seront distillées au compte-gouttes. Le but du jeu étant de parler de la famille, on finit par déceler des signes de parenté entre certains personnages, mais ça ne se fait pas tout seul. Le père, la mère et le fils vivent dans le même appartement, mais ne font que se croiser. Il faudra que le fils se mette à avoir mal dans sa chair pour que peu à peu le délitement de la famille vienne à se stabiliser et qu’un semblant de communication s’instaure. Après Antonioni dans les années 60, le cinéma a trouvé son nouveau pape de l’incommunicabilité.
Quelque temps après la scène d’ouverture, qui est un peu la projection théorique du film à venir, Xiao-kang est donc affligé d’un mal permanent à l’épaule et au cou, une sorte de torticolis existentiel qui va s’amplifiant au cours du film et l’oblige à tenir sa tête penchée sur le côté : est-ce dû à la rivière immonde où il a séjourné le temps d’une scène, à ses rapports sexuels avec la jeune fille qui l’a emmené sur le tournage, à une chute de scooter ? Ce n’est pas très clair, pas plus qu’on ne saura vraiment si la douleur est physique ou psychique. On pourrait dire que Xiao-kang somatise à cause de la désunion de sa famille, mais ce serait tomber dans la psychanalyse de bazar. Evidemment, le jeune homme aurait de quoi, avec une mère qui a une liaison avec un trafiquant de cassettes porno et un père âgé qui fricote dans les saunas homo. Belle vie de famille… Mais on a vu pire dans Vive l’amour du même Tsai Ming-liang, où non seulement l’amour était absent de la vie des personnages, mais également la famille. Ici, on trouve au moins un embryon de microcosme social, même s’il est forcément disjoint.
« L’appartement qui abrite la famille n’est qu’un symbole, explique Tsai Ming-liang. La Rivière explore les problèmes familiaux et notamment ce qui pousse Xiao-kang à fuir la maison, à y revenir et à affronter les spectres de sa vie actuelle et passée. » Ajoutons à cela le fait que les actions des personnages ne ressemblent jamais à des décisions raisonnées. On peut dire qu’ils se laissent dériver au hasard, indolents, au gré du courant de leur existence. C’est la maladie du fils qui fabrique le scénario. Mais en même temps, cette maladie n’est pas réservée en exclusivité à la famille, puisque Xiao-kang trimballe à travers Taipei (la capitale) son rictus de souffrance comme une enseigne, comme un tableau expressionniste à la Munch… D’ailleurs, en faisant de son héros une icône maniériste qui frise le grotesque, Tsai Ming-liang dépasse les bornes. Il y a là une sorte de pose hystérique. Mais c’est bien ce qui fait toute l’originalité de cet artiste à la pointe de la modernité cinématographique qui, contrairement à son mentor putatif, Hou Hsiao-hsien, n’hésite jamais à aller trop loin, même et surtout quand il se livre à de savants cadrages de détails très banals ou quand il laisse durer des plans au-delà des règles de la bienséance. D’où un cinéma dérangeant, voire malaisant, mais également d’une rare puissance expressive. Témoin, la scène bientôt célèbre où, dans la moiteur obscure d’un sauna, le père et le fils consomment l’inceste sans le savoir : « Je voulais aller un peu plus loin et les placer dans les bras l’un de l’autre comme s’ils y trouvaient une sorte de rédemption. » Le mot est lâché : rédemption.
Contrairement à Vive l’amour, film quasi nihiliste qui s’achevait sur le constat d’isolement irrémédiable de trois jeunes citadins, La Rivière propose, par le biais de la douleur, puis d’un électrochoc (l’inceste), une forme de sauvetage moral. Le geste ultime du jeune homme dont la souffrance physique semble s’atténuer après la scène extrême du sauna , celui d’ouvrir simplement la fenêtre de sa chambre d’hôtel, est comme un appel d’air, appel de la ville et de la vie, qui ont été particulièrement raréfiés pendant le reste du film.
Evidemment, les mauvais esprits, les intellos beaufs s’amuseront à proposer une lecture cynique du film : l’histoire d’un pédé qui s’ignore, faisant sa folle endolorie, et pour qui, une fois que papa lui met un bon coup de trique, tout rentre dans l’ordre. C’est en fait, énoncée plus crûment, l’interprétation psy du film. Mais peu importe les ricanements. Un bon film est avant tout la description d’un processus de transformation et une aventure, et Tsai Ming-liang remplit ce contrat de bout en bout. Et s’il décrit l’univers homosexuel, c’est loin de la sociologie et du militantisme, à sa manière poétique et angoissée à la fois. La traversée par Xiao-kang du couloir du sauna où il va retrouver son père à son insu , peuplé de formes masculines furtives se frôlant dans la pénombre, avec pour seul son le bruit des portes de cabines qui s’ouvrent et se ferment, ressemble étrangement à l’exploration des zones obscures de sa maison par Fred Madison dans Lost highway. Le passage dans un monde noir aux contours incertains, un monde infini et dangereux.
Bien sûr, il faudrait aussi évoquer les aspects plus prosaïques du film, la fascination du cinéaste pour les moindres détails quotidiens, son besoin de recréer des tranches de vie mécaniques, dénuées d’affect. La scène où l’on voit le père en train d’uriner est typique des audaces de Tsai Ming-liang, qui met un point d’honneur à filmer in extenso des scènes ultra-banales et dénuées de toute potentialité narrative. Le cinéaste oscille constamment entre la contemplation sans blaguer et l’esthétisme.
Il faudrait ensuite parler de la vertu expiatoire, presque chrétienne, du corps malade du héros, qui subit toutes les avanies possibles de la part du monde médical, paramédical et religieux : piqûre, acupuncture, digipuncture, chiropractie, massage, incantation, exorcisme, etc. Ce corps devient alors une matière vivante, un objet-médium avec lequel les guérisseurs semblent interroger les augures. Dans une scène, Xiao-kang devient un punching-ball humain. Il est sévèrement martelé par un masseur, exactement de la même manière que dans le plan suivant la mère de Xiao-kang s’acharne sur un fruit, un durian, avec un hachoir une de ces transitions abruptes qu’affectionne particulièrement le facétieux Tsai Ming-liang. Mais ce n’est pas non plus pur hasard : la nourriture est une autre facette de la relation au corps. L’acte de manger (prendre) remplace souvent ici celui de parler (échanger). Il faut voir comment Xiao-kang refuse de s’alimenter, ou le fait avec peine, ou, au contraire, comment il engloutit bestialement des louches de riz.
Enfin, on pourrait revenir sur l’omniprésence de l’élément aquatique : des trombes d’eau qui s’écoulent du plafond de l’appartement, et auxquelles on tente vainement de remédier, jusqu’aux larmes imperceptibles du père qu’on ne décèle qu’à une variation des reflets de lumière dans ses yeux après la transgression dont il s’est rendu involontairement coupable. Ici tout prend l’eau, mais d’un autre côté, l’eau, source de vie originelle, lave les fautes et régénère tout.