Il est à la fois acteur et cinéaste, réussit avec le même bonheur comédies et films noirs. Portrait de l’éclectique Lucas belvaux, qui sort son sixième film, La Raison du plus faible : un polar social rageur.Par Jean-Baptiste Morain Photo Jérôme Brézillon Vous croisez des gens cinq minutes à un moment de leur vie, ils […]
Il est à la fois acteur et cinéaste, réussit avec le même bonheur comédies et films noirs. Portrait de l’éclectique Lucas belvaux, qui sort son sixième film, La Raison du plus faible : un polar social rageur.
Par Jean-Baptiste Morain Photo Jérôme Brézillon
Vous croisez des gens cinq minutes à un moment de leur vie, ils peuvent paraître extrêmement cons, désagréables, alors que c’est simplement un moment où ils vont mal (et puis parfois il n’y a pas de surprise : plus on les connaît plus ils sont cons et désagréables !) », expliquait Lucas Belvaux Ð sur un ton très chabrolien Ð dans un entretien avec Hervé Le Roux en 2002. L’une des morales de sa trilogie cubiste (Un couple épatant, Cavale, Après la vie), qui lui a assuré succès public et critique (prix Louis-Delluc 2003), est justement cette indécidabilité sur la véritable nature de l’autre : on ne connaît pas bien les gens. Ou plutôt : il faut les voir dans des circonstances différentes, sous des angles variés (en l’occurrence ceux de la comédie, du thriller ou du drame) pour apprendre quelque chose sur eux. Rien de très original, dira-t-on, mais Belvaux le dit, ou plutôt le montre, depuis six films (si l’on compte chacun des films de la trilogie, qui peuvent se regarder séparément) avec une belle et constante acuité.
Car l’une des caractéristiques du cinéma de Lucas Belvaux est sans doute la netteté de trait. Ce qui ne signifie pas que tout y soit clair comme de l’eau de roche, au contraire, l’accumulation et les variations dans la fabrication des traits créant au final un dessin complexe, un tissu chiné.
René Prédal, dans son livre Le Jeune Cinéma français (Nathan, 2002), au sujet de Pour rire ! (1996), avait déjà noté que « Belvaux aime renverser les poncifs (c’est le mari qui est enfermé dans l’armoire, et non l’amant !) ». Renverser les poncifs, c’est quand même partir d’eux (rappelons la sentence hitchcockienne : « Il vaut mieux partir des clichés que d’y arriver »).
L’intervieweur se sent donc prévenu: croire qu’il va connaître Belvaux, homme réservé, parce qu’il lui aura parlé en tête à tête pendant un peu plus d’une heure, c’est niet ! Mettons-nous donc au diapason de notre modèle, partons des poncifs, du connu : Lucas Belvaux était un jeune acteur blond caractérisé par une opposition manifeste entre, d’un côté, la douceur de sa voix et un physique juvénile, et de l’autre, un visage volontiers buté et une violence rentrée qui s’exprime parfois brutalement (à la Zidane…).
Il est devenu réalisateur, tout en continuant d’être acteur, dans ses films (où il interprète des personnages sombres, violents, révoltés), dans ceux des autres, souvent pour le plaisir (Demain on déménage de Chantal Akerman, où il est désopilant) ou par curiosité (son apparition dans l’affreux Joyeux No l de Christian Carion avait deux mobiles : il a de l’affection pour Carion et il a toujours rêvé de jouer un rôle de poilu). Comment ça s’est passé, tout ça ?
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Au départ, il y a une famille belge, au début des années 60. Le père dirige un internat, la mère, institutrice, est issue d’un milieu ouvrier. Lucas a deux frères : Rémy sera en 1992 le co-auteur avec André Bonzel et Benoît Poelvoorde du cultissime C’est arrivé près de chez vous, tandis que Bruno écrit aujourd’hui des pièces de théâtre et dirige un centre de loisirs et culturel de la province de Namur.
Belvaux se souvient encore de ses grands-parents, ouvriers métallurgistes qui ont incarné une certaine élite au sein du prolétariat, et à qui on a peu à peu retiré l’objet de leur fierté : le travail. Il se souvient aussi très bien de leur dignité. La Raison du plus faible vient de là et de nulle part ailleurs.
De tous les acteurs namurois (Olivier Gourmet, Benoît Poelvoorde, Cécile de France), Lucas Belvaux est le plus âgé, puisqu’il naît dans la ville à la célèbre citadelle en novembre 1961. Le cinéma, il le découvre le mercredi, à l’internat, où sont organisées des projections de films en copie 16 mm. Chaque semaine, on y projette des films du monde entier (westerns, films de guerre ou comédies), grand public : « Le cinéma y était uniquement considéré comme un objet de divertissement. On a vu comme ça, pendant dix ans, un ou deux films par semaine, dont des classiques, y compris russes (Quand passent les cigognes de Kalatozov ou Le Quarante et unième de Grigori Tchoukhrai), plus rarement français (plutôt des films de Boisset). Comme il n’y avait pas de présentation des films, tous les films étaient égaux, y compris des comédies comme Le Petit Baigneur de Robert Dhéry. Il me reste le souvenir d’un grand cinéma qui ne m’était pas présenté comme tel. » Comme les deux responsables de la programmation Ð son père, « plutôt à gauche », et l’un de ses collègues, « franchement de droite » Ð sont d’obédience différente, l’équilibre des forces est respecté. Plus tard, grâce au Ciné-Club de Claude-Jean Philippe, sur Antenne 2, il découvre d’autres films, dont L’Enfance nue de Pialat, et ce sera un choc.
Lucas commence à s’intéresser à la comédie, fait des stages pendant les vacances scolaires. A 17 ans, il saute le pas, part s’installer à Paris pour devenir acteur. Très rapidement, il trouve des rôles, d’abord dans des téléfilms. « Sérieux », doté « d’un physique très jeune », il n’en faut pas plus selon lui (Belvaux est aussi modeste) pour enchaîner les films à la télé, pour jouer des rôles d’enfants de 15 ans. « Je travaillais vraiment. Il n’y avait pas ce côté « enfant qu’on prend dans la rue ». J’avais tout à apprendre
et, en même temps, j’avais déjà une petite pratique, et une maturité qui faisait que je m’inscrivais bien dans le travail. »
Son premier rôle au cinéma, il le doit à Yves Boisset, qui le choisit en 1980 pour interpréter le héros d’Allons z’enfants, un adolescent enfermé malgré lui dans un lycée militaire et qui tente de se révolter contre l’autorité. Lucas Belvaux apprend son métier sur les plateaux. Son truc, c’est le cinéma, pas tellement le théâtre. Il s’intéresse naturellement à la technique, à la place de la caméra, à la focale, à tout ce qui sert à filmer un acteur. Il lui semble important qu’un acteur comprenne quelle est sa place dans le cadre. Il assiste au montage de certains films, par curiosité, toujours dans une optique d’acteur. L’acteur enchaîne les rôles avec une belle régularité. La même année, 1985, il va faire deux belles rencontres, avec deux figures importantes de la Nouvelle Vague : d’abord Rivette dans Hurlevent d’après le roman d’Emily Bront (où il interprète le rôle d’Heathcliff Ð renommé Roch dans le film), puis Chabrol, dans Poulet au vinaigre (il joue le rôle du petit facteur, fils de l’impotente et étouffante Stéphane Audran et petit copain de la demoiselle des postes Pauline Lafont).
Belvaux se souvient que les deux cinéastes parlaient volontiers l’un de l’autre. Il se souvient aussi avoir vu Chabrol se mettre dans une colère noire le jour où, dans un festival, quelqu’un dit du mal de Godard devant lui. Belvaux garde un souvenir douloureux du tournage de Hurlevent. La maladie de Truffaut, dont Rivette était informé de l’évolution, a énormément pesé sur l’ambiance du tournage et le moral du cinéaste. Chabrol fera à nouveau appel à lui en 1991, pour Madame Bovary, où il joue le rôle de Léon Dupuis, l’un des amants d’Emma-Huppert.
En 1989, Belvaux joue Phèdre dans l’adaptation du Banquet de Platon par Marco Ferreri, pour la télévision. Il n’a pas oublié l’ambiance du tournage, très particulière, ni l’assurance et la faculté d’improvisation et d’adaptation du génie italien. Et puis il y a évidemment Désordre, le premier film d’Olivier Assayas, dans lequel il joue un guitariste rock qui, dès la première scène, tue un marchand d’instruments de musique Ð toujours l’image du doux apparent qui verse dans la violence. Lucas est en train de faire son service militaire : « Tout sert », dit-il.
L’intérêt pour la technique du cinéma grandit avec le temps. L’envie de « s’y mettre » soi-même naît peu à peu, mais ne prend vraiment forme que dix ans plus tard. Certaines rencontres sont capitales dans ce cheminement, comme celle d’Alain Bergala (ancien critique des Cahiers du cinéma, prof de cinéma spécialiste de Godard et de Rossellini, et lui-même cinéaste), qui le dirige dans un téléfilm, Incognito. « C’est à ce moment-là que s’est cristallisée mon envie. Bergala a un rapport avec les gens chez qui on tourne qui est généreux et agréable, et qui donne envie de faire des films. C’est aussi lui qui a d’ me dire, à un moment ou un autre : « Essaie, écris ! Tu en es capable autant qu’un autre. »
Belvaux fréquente d’autres critiques des Cahiers, comme Hervé Le Roux (qui le dirigera dans deux films, le magnifique Grand bonheur en 1993, puis On appelle ça… le printemps en 2001), Philippe Arnaud, décédé aujourd’hui, et Marc Chevrie. Le premier film de Belvaux est un long, Parfois trop d’amour, en 1992. On peut se demander pourquoi il n’est pas passé par le traditionnel court métrage du débutant. « C’était un choix tactique, explique-t-il dans un sourire, le résultat d’une analyse avec laquelle je suis à peu près toujours d’accord : je voyais des copains qui mettaient autant de temps à financer un court qu’un long pour tourner moins et qui au final n’est pas concluant : on peut faire un bon court métrage puis un mauvais long, et vice versa. Et puis le court n’est pas ma longueur. Je me suis dit : faisons plutôt un long pas cher. » Le film est un échec, mais il a déjà un projet sur le feu, qui deviendra la trilogie.
Mais conscient Ð Belvaux est un lucide Ð qu’il lui faudra beaucoup de temps et de patience pour monter ce projet co teux Ð, il écrit entre-temps Pour rire !, qui rencontre un beau succès. Et puis vient la trilogie, et La Raison du plus faible aujourd’hui. Belvaux avoue avoir trouvé un certain équilibre, entre le jeu, l’écriture et la mise en scène. Ses projets ? En tant que réalisateur, rien encore. En tant qu’acteur, il vient de terminer le tournage du prochain film de Régis Wargnier. n
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