A chaque époque son Batman : gothique et cruel chez Tim Burton au début des années 90, sérieux et surréel aujourd’hui chez Christopher Nolan. Un nouvel épisode qui épouse au plus près du latex le dernier état du cinéma et de l’Amérique.
Une première image
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[attachment id=298]Une caméra aérienne file en plongée sur la ville, s’approche d’une tour de verre que fait luire le soleil. L’utilisation de l’Imax confère à la forêt urbaine une texture froide et métallique. La caméra fonce vers la tour, rejouant encore une fois le trauma archétypal, la collision fondatrice de tout le cinéma américain des années 2000 (11/09, l’image dans le tapis pour quelque temps encore). Pourtant, l’impact attendu ne provient nullement d’un projectile lancé en direction du bâtiment. Une vitre se brise et explose, mais parce qu’un instrument la brise de l’intérieur. Une flèche déploie un filin, tendu d’un immeuble à l’autre, qui va permettre à une escouade d’hommes masqués d’atteindre le bâtiment d’en face en glissant, suspendus dans le vide, le long de cette passerelle de fortune.
Ces quelques plans sont très forts parce qu’ils déjouent l’attente du spectateur. On pensait la menace externe, et c’est bien de l’intérieur qu’elle survient. Le plus grand danger est l’implosion. L’ennemi n’est plus ce grand autre qui cerne l’Amérique hors de ces frontières. La défiance a atteint sa puissance maximale, et cette image d’une tour frappée de l’intérieur ramasse tout ce que la fiction américaine d’aujourd’hui compte de paranoïa et de culpabilité.
Une première séquence
[attachment id=298]Le petit commando qui traverse la rue, suspendu à la corde qui le relie à l’immeuble d’en face, est, on le comprend dès les premiers dialogues, un gang de cambrioleurs. Tous portent des masques de clowns, mais aucun n’est identique. Le petit groupe échange des considérations sur l’employeur, un certain Joker, qui leur impose cet accoutrement de circassien, mais qu’aucun d’entre eux n’a jamais rencontré. Ils pénètrent dans une banque, maintiennent en joue ses employés, en abattent certains, se dirigent vers la salle des coffres. Dès lors, la partie semble acquise et un curieux mécanisme d’autodestruction se déclenche. Les braqueurs s’éliminent entre eux. Il se fait jour que chaque gangster avait pour mission d’en tuer un autre, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un. A un employé rebelle agonisant, le braqueur survivant fait l’offrande d’une révélation. Il retire son masque de clown pour lui montrer son “vrai visage”. Sur le visage de l’homme à terre se lit un effroi sans mesure. Contrechamp : sous le masque du clown, le “vrai visage” est à nouveau une face de clown, plus inquiétante que le masque qui la camouflait. C’est le visage du Joker, un visage qui, démasqué, reste encore un masque.
La scène est éblouissante, tant dans sa compacité théorique que par le brio virevoltant de son exécution. Là encore, elle déploie sur le plan dramatique ce que la première image exprimait d’un point de vue plastique. C’est à nouveau de façon interne que la menace éclate. Ce petit groupe d’humains a moins à craindre d’un adversaire extérieur (la police, les employés dont l’un d’entre eux prend une arme) que de l’intérieur : il contient le germe propre à se détruire, et, cet inquiétant Joker qui les téléguide, était à leur insu déjà parmi eux, prêt à mettre en œuvre un savant jeu de dominos, où chacun met à terre son voisin, pour se retrouver seul avec son butin, sans aucun témoin derrière.
Dans la duplicité des forces en jeu, le caractère ludique du braquage, le décor de la banque, la scène d’ouverture évoque un peu le dernier film de Spike Lee. Inside Man poussait au plus loin le motif de l’infiltration propre au cinéma américain des années 2000 (Les Infiltrés, V pour Vendetta…). Le malfaiteur devait son salut au fait même de rester plus que de raison sur le lieu de son crime, lové à l’intérieur du noyau comme un ver coriace. C’est peut-être le principal effet after-choc du 11/09 : les réglages entre forces antagonistes semblent de plus en plus complexes, les terrains de lutte s’incurvent, le mal est toujours déjà à l’intérieur.
Joker vs Joker
Presque vingt ans séparent la naissance cinématographique de Batman et ce nouvel épisode. Ils sont six à ce jour : les deux premiers, Batman (1989) et Batman Returns (1992), furent réalisés par Tim Burton ; les deux suivants, Batman Forever (1995) et Batman & Robin (1997) par Joel Schumacher ; et enfin, après une éclipse de huit ans, les deux derniers épisodes (dont celui qui sort le 13 août) sont signés Christopher Nolan. Salué à juste titre comme une réussite, Batman Begins (2005) parvenait à se défaire de l’imaginaire burtonien, en affirmant une personnalité visuelle, une exigence de profondeur, que les deux succédanés Schumacher avaient échoué à imposer. The Dark Knight se mesure beaucoup plus directement que Batman Begins au modèle burtonien en ressuscitant la figure de méchant sardonique livrée à l’abattage comique de Nicholson dans le premier Batman : le Joker.
Le Joker de Burton était un dandy, une figure parodique, un méchant festif qui voulait hisser le crime au rang des beaux-arts (l’anthologique scène de musée où il éclaboussait de peinture colorée des Rembrandt, dessinait des moustaches aux danseuses de Degas, épargnant seulement un Bacon). Démiurge, il voulait refaçonner l’humanité à son visage mais sa préoccupation était essentiellement cosmétique : seul lui importait de taillader le visage de ses victimes pour leur imprimer ce sourire coupant qui faisait sa marque. En cela, le Nicholson Joker est un peu comme Tim Burton, un pur esthète qui se soucie avant tout de dessin, un superdesigner pour qui l’essentiel tient à l’apparence des choses, aux effets de surface.
Le souci du Joker de Nolan est plus profond, plus métaphysique, moins dandy. Ce qu’il veut, c’est en finir avec la possibilité du bien. Ce qu’il veut défaire, c’est l’héroïsme de Batman, l’idéalisme du procureur incorruptible Harvey Dent. Moins pour en tirer un profit personnel que pour remodeler le monde selon l’idée qu’il s’en fait : un charnier où tout est voué à pourrir. D’une vision démiurgique à l’autre, le Joker s’est défait de sa bouffonnerie pop pour devenir une figure tragique, dangereusement romantique même.
Son incarnation (réincarnation serait plus exact) par Heath Ledger, le comédien du Secret de Brokeback Mountain récemment disparu et comme ressurgi des limbes pour porter ce masque blafard, accentue bien sûr l’attrait ténébreux du personnage. Le maquillage même souligne la distance entre les deux Joker : au blanc éclatant et uniforme de Nicholson succède une pâte molle qui semble couler sur le visage de Heath Ledger, et laisse transparaître par endroits un peu de chair rosée, humaine. Plus humain, trop humain, plus souffrant, et pourvu d’une certaine grandeur pathétique, tel surgit le nouveau Joker.
Réel contre carnaval
[attachment id=298]Le Joker rit encore, mais ne s’amuse guère, n’a manifestement plus du tout le cœur à ça. Exactement comme la série Batman sous contrôle Nolan, traversée par un esprit de sérieux étonnant, aux antipodes de celui de Tim Burton, depuis Batman Begins. La cruauté de Burton, qui s’exerce surtout dans le second volet (Batman Returns), son goût de la déviance, son inventivité dans la création de figures monstrueuses (les superbes Catwoman et Pingouin), sa vision d’un Batman plus falot qu’héroïque, sans cesse confronté à la castration : tout cela campait un univers volontiers torturé, troublant, hanté par des terreurs enfantines et des pulsions animales.
Mais cet enfer avait aussi quelque chose de carnavalesque et joyeux. Et surtout postmoderne. Le Gotham City gothique reconstruit en studio était une sorte de cimetière du cinéma, où s’entassaient les références à l’expressionnisme allemand, les films de la Hammer, et toute la petite bimbeloterie burtonienne de nerd cinéphile, dans une atmosphère de recyclage généralisé et de grande fête païenne d’après la mort du cinéma. Ce petit monde forclos, fait de maquettes et mate-painting à l’ancienne, n’avait que très peu d’extériorité. Et la rumeur du monde réel ne franchissait pas les portes du studio (à l’exception notable des centaines de pingouins armés de fusées dans leur dos, qui furent perçu en pleine première guerre du Golfe comme des références explicites aux Scud irakiens).
En 1989, le Batman de Burton était aussi un des derniers blockbusters avant l’avènement du numérique (dont l’Abyss de James Cameron, sorti la même année, marquait la première prise en compte notable).
Du Batman fin 80 à celui du milieu des années 2000, le cinéma américain aura donc connu l’expansion foudroyante des effets spéciaux numériques, et aussi déjà son reflux visible à l’image (lire pp. 33-35). Vingt ans après l’effet studio très années 80 de Batman, dix ans après les délires figuratifs de Matrix, le virtuel est désormais contenu, encadré, infiltré partout, mais au service d’un retour du réalisme. Le Gotham City de Nolan ressemble à n’importe quelle grande ville américaine d’aujourd’hui. L’attirail de Batman ne renvoie plus à l’univers du jouet comme chez Burton mais plutôt à celui du matériel militaro-scientifique. On est ici, maintenant, et l’actualité hurle entre chaque image. La question de la torture par exemple, qui travaille au corps l’imaginaire américain post-Guantanamo, hante le film de séquence en séquence (et les réponses données font parfois froid dans le dos, le probe procureur Harvey Dent ne devant surtout pas se salir les mains pour faire parler un malfaiteur, mais le film autorise en revanche Batman à user de moyens indignes, pour un homme de loi, à faire avancer la justice).
Du virtuel au feuilletonesque
The Dark Knight, et avec lui l’essentiel du cinéma américain spectaculaire, congédie donc doublement le virtuel. Une première fois en se connectant sur le présent, le monde réel, en faisant le choix assumé du sérieux et du premier degré (au détriment du conte et de la parodie). Une seconde fois en mettant en veilleuse les forces déréalisantes du tout-numérique. Dès lors, son interlocuteur, son partenaire de jeu, son rival mimétique est la télévision. Aussi bien celle des chaînes d’information, dont le film anamorphose et réécrit les images d’actualité, que celle de la fiction et des séries télé. Avec sa durée de deux heures trente, son impressionnante prolifération d’intrigues et de personnages, The Dark Knight est clairement une réponse du cinéma hollywoodien aux nouvelles normes instaurées par les séries. Le spectaculaire se déporte du terrain des effets spéciaux high-tech (toujours présents, lors de scènes d’action executées avec maestria, mais à la fois plus ponctuels et plus discrets) à celui du feuilletonesque et de la surenchère narrative.
Le film est même assez passionnant dans sa volonté de ne jamais s’arrêter, de multiplier les péripéties, d’additionner les possibles dénouements. Il choisit par exemple de cumuler deux personnages de méchants, d’abord le Joker, puis Two-Face (qui avaient eu droit précédemment à deux films séparés, le Burton de 1989, puis un Schumacher, Batman Forever, en 1995) et, plutôt que d’organiser un passage de relais du mal (qui ouvrirait sur un épisode ultérieur), accompagne ces deux destins jusqu’à leurs termes respectifs.
Ne jamais s’arrêter de raconter, clore une histoire pour aussitôt mettre en branle la suivante dans un flux continu et assez frénétique de récit, semble le nouvel horizon du blockbuster hollywoodien (aux antipodes de l’abstraction graphique de films d’action plus ludiques et purement spectaculaires de la décennie précédente).
Si The Dark Knight est un film si sombre, c’est peut-être aussi une conséquence mécanique de ce retour du narratif. L’angoisse sourde du film n’est pas seulement celle d’une Amérique cassée par les huit ans d’administration Bush, mais aussi, de façon connexe, celle générée par cet emballement narratif où sans cesse quelque chose peut, doit, arriver. L’ironie macabre et régressive de Burton se déployait sous un clair de lune féerique ; désormais Batman avance dans une nuit épaisse, celle d’un concentré de fiction lourd du poids de l’époque.
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