Cinéastes de l’être avant tout, les frères Dardenne abordent leur art par la seule face qui vaille et les intéresse : leurs personnages jetés dans la vie. Dans Le Silence de Lorna, conte noir très contemporain, ils explorent de nouvelles frontières physiques et morales. Voyage au bord de l’humanité. Propos recueillis par Serge Kaganski et Raphaëlle Simon
Chaleureux sans excès démonstratifs, sérieux mais ouverts à un certain humour, concentrés sur leur sujet mais ne dédaignant pas quelques digressions footballistiques, maîtrisant leur discours et leur pensée de cinéma mais attachés à l’idée de ce qui échappe au contrôle, on retrouve Luc et Jean-Pierre Dardenne tels qu’on les avait laissés lors de notre dernière rencontre – c’était pour L’Enfant, leur seconde Palme d’or.
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Avec Le Silence de Lorna, ils auraient pu rafler une troisième récompense suprême sans que l’on puisse crier au scandale, mais les deux frères sont présents au palmarès pour la quatrième fois en quatre films avec le prix du scénario. Avec les Dardenne, il s’est installé comme une routine de la qualité et de la reconnaissance internationale, qui n’est pas sans petit risque, dans la mesure où l’on pourrait s’accoutumer à leur caviar filmique comme à un menu ordinaire. Il y a une échelle des valeurs Dardenne, beaucoup plus élevée que l’échelle des valeurs du cinéma moyen global.
Le Silence de Lorna est à la hauteur de cette exigence élevée et vient confirmer que le cinéma des frères est dévolu avant tout à la cruauté des conflits moraux, à la part d’opacité nichée au fond de chaque être humain, à la guerre pour la survie matérielle et morale, plutôt qu’à cet humanisme social un peu confortable auquel on le réduit parfois. Il faut le répéter une bonne fois pour toutes, les Dardenne sont plus proches de Rossellini, Bresson, Pialat ou Sophocle que de Ken Loach. D’ailleurs, ils se sont montrés réticents à évoquer les thèmes d’actualité résonnant dans Le Silence de Lorna, préférant parler de leurs choix de cinéastes et du mystère de leur personnage.
ENTRETIEN > Comment est née l’idée du film ?
Luc – Il y a plusieurs choses. On parle tout le temps de ce qu’on va tourner comme prochain film : ce soir, demain, dans le train… Ça faisait plusieurs années qu’on évoquait l’idée de travailler avec une femme. La donna !
Et Rosetta ?
Luc – Mais c’est une jeune fille ! Elle avait 16 ans. On voulait quelqu’un qui ait passé cet âge encore incertain où beaucoup de choses sont possibles… Là, c’est une femme plus mûre, qui est déjà prise dans une série de choses. Il y avait une histoire que nous avait racontée une animatrice de rue de Bruxelles qui s’occupe des SDF : un junkie qui avait eu une proposition du milieu albanais de Bruxelles de se marier à une prostituée albanaise qui avait besoin de la nationalité belge contre de l’argent au mariage et au divorce. On n’a pas voulu prendre une prostituée car on ne voulait pas que notre personnage soit enfermé dans un genre. Elle aurait été stigmatisée par son rôle, par sa situation. Ce qui nous intéressait, c’est que cette femme se trouvait entre son rêve de s’installer en Belgique, rêve légitime pour toute personne qui est dans une situation sociale précaire, et le prix à payer : laisser une personne mourir, ignorer sa mort.
Pourquoi centrer votre film sur une femme ? Car les femmes sont plus souvent victimes que les hommes ? Ou tout simplement le désir de filmer une figure féminine ?
Jean-Pierre – C’est davantage le désir de vouloir filmer une femme. On n’a jamais hésité sur le fait de filmer une femme. On a hésité sur les histoires, mais pas là-dessus, on a toujours eu envie que ce soit Lorna et pas Lorno !
Vous donnez souvent une image de la femme assez forte, courageuse, battante.
Luc – ça doit sans doute faire partie de nos fantasmes ou de nos obsessions…
Jean-Pierre – On pense peut-être qu’il y a plus de vie possible si on filme un personnage féminin…
Luc – Lorna n’est pas quelqu’un qui laisse les événements extérieurs forger son destin… Elle cherche une sortie, seule, car les quatre hommes l’abandonnent. Elle a raison d’y croire selon nous, car les autres lui disent : “On s’en fout, tu n’as pas à culpabiliser, un camé c’est fait pour mourir, c’est pas vraiment un être humain…” Mais elle ne peut plus penser comme ça.
Jean-Pierre – Peut-être qu’on pense qu’un homme ne peut pas autant nous surprendre. Elle est souvent surprenante.
Luc – Je me souviens d’un texte de Duras dont on avait parlé, c’est dans La Vie matérielle. C’est l’histoire d’une famille, avec deux enfants dont le père taille des haies. Ils vivent dans des conditions très difficiles. Un jour, cette femme reçoit la visite d’EDF qui décide de couper l’électricité, je crois, et on les retrouve plus tard tous les quatre tués par le train. Duras se demande comment cette femme a pu prendre cette décision. Duras était parfois lyrique avec les femmes, mais elle disait que c’est une femme qui avait forcément pris ce type de décision. Est-ce que ça vient du fait d’avoir des enfants ? Je ne sais pas. Mais maintenant, l’utérus artificiel se profile ! Est ce que ce sera la même chose ?
Dans chacun de vos personnages, il y a souvent un côté victime et un côté bourreau, loin de tout manichéisme.
Jean-Pierre – C’est pour ça qu’on n’a pas enfermé Lorna dans une figure. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir jusqu’où peuvent aller nos personnages… Et encore là, c’est un peu différent, parce qu’on a tué Claudy (le junkie joué par Jérémie Renier – ndlr). On n’avait jamais tué personne. Si, on a tué Amidou (Dans La Promesse – ndlr), mais c’était un accident. C’est la première fois qu’on tue quelqu’un, même si c’est dans l’ellipse. On voulait voir comment quelqu’un peut accepter ça. C’est ce qui nous a accrochés : comment faire pour que tous les volte-face de Lorna ne s’inscrivent pas de manière trop visible devant le regard du spectateur, qu’elle reste opaque, qu’on ne sache jamais si elle est sincère ou si elle joue son rôle que Fabio a mis en scène. Et puis elle est débordée par ça au bout d’un moment. On veut voir à travers nos films jusqu’où on peut aller, comment l’humain déborde de ce qui est programmé… Parce qu’on est optimistes ! Je crois que les êtres humains font toujours les choses dans leur intérêt, quoi qu’on dise. Et il faut se battre contre ça. Je pense qu’il n’y a pas de bonté naturelle qui fait que tu commets le mal par hasard.
Quand Lorna fait l’amour avec Claudy la première fois, cela arrive de manière soudaine, surprenante.
Luc – Il y a de la pitié, de la compassion… Elle ne peut pas le laisser comme ça. Mais en même temps elle ne ment pas à Fabio. Que peut-elle faire d’autre ? Elle joue son rôle de femme.
Jean-Pierre – Mais c’est vrai qu’elle ne prend pas toujours les décisions par elle-même, on les prend pour elle. C’est ça qui nous intéresse.
Cette scène où ils couchent ensemble a été écrite comme ça dès le début ?
Luc – Oui. On a essayé de donner une impression d’automatisme. Il avait jeté la clef, elle jette la clef à son tour… Elle refait ce qu’il a fait, ça accentue l’idée d’imprévu. Elle se sentait coupable, elle est fatiguée de tout mesurer tout le temps. Et à un moment elle craque, et ça tombe à un moment qui empêche Claudy de forcer la porte pour aller chercher sa drogue. Elle se substitue. Il lui demande s’il peut s’accrocher à elle et elle lui dit oui. Elle se donne à lui sans l’avoir prémédité.
C’était la première fois que vous filmiez une scène d’amour charnel, de la nudité.
Jean-Pierre – C’est un vieux truc qu’il y avait dans une première version de Rosetta : une femme qui réchauffait un corps, mais c’était son frère. Pour nous, c’était un petit défi.
Luc – Les acteurs demandent toujours pourquoi faire les choses… Mais là, elle le sentait. Et puis comme on tourne dans la continuité, toutes ces questions disparaissent. C’est quand ils sont devant le scénario que les acteurs se questionnent, mais après, non, ils sont dans le mouvement du film.
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