Ressortie, dans une copie restaurée, d’un film majeur dans l’histoire de la représentation de l’univers concentrationnaire nazi. Impressionnant, inoubliable, entêtant.
Le revoici ce curieux film, que Godard évoque dans Histoire(s) du cinéma. C’est effectivement toute une histoire, une histoire typique du cinéma moderne.
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L’histoire de la production de La Passagère (1963) est importante. Le film a été réalisé par Andrzej Munk, un ancien résistant juif de Cracovie, qui après la guerre fut élève de la célèbre école de cinéma de Łódź, comme ses amis Roman Polanski ou Andrzej Wajda, comme Jerzy Skolimowski, Wojciech Has, etc. Une génération de jeunes cinéastes qui ruent un peu dans les brancards d’une Pologne apaisée, qui tente de se libérer du stalinisme, mais toujours sous le joug menaçant de l’Union soviétique.
Munk, né en 1920, a réalisé des documentaires, été scénariste, a un peu voyagé (notamment en Argentine) grâce à son premier film de fiction, Un homme sur la voie. Il réalise pour la télévision polonaise l’enregistrement d’une pièce de théâtre écrite par une Polonaise, Zofia Posmysz, qui fut déportée à Auschwitz pour résistance. Elle a survécu à tout. L’idée de cette pièce lui est venue un jour de 1959 où, place de la Concorde à Paris, elle a cru reconnaître la voix de la surveillante allemande SS de son kommando dans celle d’une guide pour touriste. C’était une erreur.
Inverser la situation
Zofia Posmysz transpose cet épisode en inversant la situation : dans la pièce, c’est l’ancienne gardienne, Liza, qui, à bord d’un paquebot qui la ramène d’Amérique avec son récent mari, croit soudain reconnaître une de ses anciennes prisonnières (on ne le saura jamais si c’est vrai ou pas, mais peu importe et il y a très peu de chances que ce soit vrai). Elle en fait un malaise et dit une part de vérité à son mari : oui, elle a bien été à Auschwitz pendant la guerre, mais elle était gardienne, pas déportée… Mais elle adoucit son rôle, ment et se ment à elle-même en racontant qu’elle était une surveillante bienveillante, pleine de compassion, avec les déportées, d’ailleurs elle a même protégé, aidé (notamment à voir son fiancé, lui-même déporté avant d’être exécuté) et même sauvé cette même femme, qu’elle vient de reconnaître, Marta, à plusieurs reprises.
À nouveau seule, Liza se remémore et s’avoue la vérité : elle n’a jamais protégé Marta. Ayant découvert sa liaison avec un déporté, elle a profité de cette information qui devait rester secrète, pour la manipuler et la soumettre à sa volonté. Mais qui est vraiment l’esclave et qui est le maître ?
De cette pièce de théâtre, Munk, qui a donc lui aussi l’expérience des camps, décide de tirer un film, qu’il va tourner à Auschwitz, en noir et blanc. Seulement, avant la fin du tournage, il meurt, à seulement 39 ans, dans un accident de voiture. Deux ans plus tard, son assistant et ami, le réalisateur Witold Lesiewicz, avec une équipe de collaborateurs, termine le film en s’efforçant de respecter et d’imaginer la volonté de Munk. C’est ainsi que commence le film que nous allons voir : par cette explication en voix du processus de sa fabrication.
Une puissance expressive incroyable
Tout le début du film en lui-même (la croisière sur le paquebot), le temps du présent du récit, est raconté par des images fixes, des photogrammes, des rushes, dont Lesiewicz a disposés. Seuls les récits en flashback de Liza, la tortionnaire nazie, sont des images classiques de cinéma, mouvantes. Comme de nombreux commentateurs l’ont remarqué, ce choix de mise en scène, qui est celui de Lesiewicz et non de Munk, est déjà d’une puissance expressive incroyable, puisqu’il réduit le présent à des images fixes, donc à une prison (un bateau est aussi un lieu d’enfermement), à une irréalité du monde dans lequel vit Liza.
Mais s’il n’y avait que ça… Non, Munk a beaucoup réfléchi (le documentaire qui accompagne la projection du film est très clair à ce sujet) à la façon de représenter les camps dans le cadre d’une fiction, grande question de la modernité à laquelle Claude Lanzmann a longtemps répondu qu’elle était impossible – au moins jusqu’à la vision du Fils de Saul de Lázló Nemes, qu’il avait apprécié – et nous n’essaierons pas ici d’en finir avec cette question très complexe et morale.
L’usine de mort au travail
On peut dire qu’il y a trois niveaux de récits dans les flashbacks “animés” : 1. Au premier plan, les rapports pervers, parfois curieusement inversés (la SS jalouse la déportée) entre Liza et Marta. 2. Au second plan, derrière les personnages qui conversent, dans un flou créé par l’optique choisie pour la filmer, la “normalité” d’un camp de concentration, avec des pendus, des hommes nus qui courent, des hommes ou des femmes qui se font battre à mort par un kapo, attaquer par des chiens, sélectionner pour faire partie du prochain combat (vers les chambres à gaz voisines), comme si de rien n’était. 3. Une longue scène, inoubliable je le crains, ou dans le même plan, on voit une file de vieillards et d’enfants, qui viennent de descendre d’un train (le son le prouve), qui sont dirigés vers un bâtiment assez bas sur le toit duquel un soldat un peu maladroit, masqué et ganté, est en train, comme s’il était en train de faire une tambouille, d’éventrer une boîte de Zyklon B (ce pesticide utilisé pour tuer le plus de gens possible dans un minimum de temps) avant de commencer à la déverser dans une cheminée dont il a retiré au préalable le couvercle en béton. Puis la caméra monte, et de la fumée très noire s’échappe d’une cheminée. En un seul plan, temporellement faux, puisque toutes les actions (l’arrivée à la chambre à gaz, le gazage, les fours crématoires) normalement successives y sont confondues, Munk vient de synthétiser l’usine de mort au travail, sans spectaculaire, sans aucune poésie, qui serait obscène, déplacé.
Il faudrait aussi parler des objets, qui comme dans Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, permettent d’évoquer les humains envolés en fumée en filmant leurs traces, ce qu’ils ont laissé de matériel derrière eux. Et peut-être aussi de Chris Marker, dont on peut imaginer que La Jetée, lui aussi monté à partir d’images fixes, de photographies, a pu influencer ceux qui ont terminé le film. Et puis des trous dans la narration, des mystères non résolus qui pullulent dans le film (un enfant juif caché ? Comment Marta aurait-elle pu survivre ? Que s’est-il passé après que Liza a giflé Marta devant toutes les prisonnières ? etc), qui ailleurs sonneraient comme des errements ou des culs-de-sac narratifs et qui, ici, ouvrent sur un ailleurs insoupçonnable, irracontable, insaisissable parce qu’au fond tout cela n’est pas racontable sans marcher au bord du précipice de l’irrationnel (Wajda, dans le documentaire, explique que les responsables d’Auschwitz d’après-guerre, devenu un musée, des anciens déportés eux-mêmes, imaginaient et se racontaient des scènes macabres et sans doute fausses en riant beaucoup…). Et parler aussi d’un autre aspect du film, qui en fait un chef d’œuvre de la modernité : qui en est l’auteur ?
Voilà. On pourra peut-être nous reprocher d’en avoir dit trop sur ce film incroyable, mais il reste encore mille choses à découvrir sur le mensonge, la perversité, sur la banalité non pas seulement du mal, mais des mécanismes de la cruauté dans son fonctionnement même. Pour ceux qui y participent, il ne s’agit que d’accomplir des actes, d’empêcher des rébellions, des vols, des mensonges, afin avant tout que tout se passe bien, tout fonctionne correctement.
Dire qu’on ne sort pas indemne d’un film est un cliché critique utilisé très couramment pour désigner tout et n’importe quoi. Il ne s’agit pas ici d’un cliché.
Avec Anna Ciepielewska, Aleksandra Slaska, Jan Kreczmar, Marek Walczewski
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