C’était l’époque de la croissance, du plein-emploi et des DS. Bourvil était l’un des hérauts de cette France désuète, le brave niais au cœur tendre dont les sketches, chansons et nanards enchantaient le pays. Pourtant, au- delà de cette image d’Epinal, l’homme au nez de travers savait sortir du cliché de corniaud patenté, avec Autant- […]
C’était l’époque de la croissance, du plein-emploi et des DS. Bourvil était l’un des hérauts de cette France désuète, le brave niais au cœur tendre dont les sketches, chansons et nanards enchantaient le pays. Pourtant, au- delà de cette image d’Epinal, l’homme au nez de travers savait sortir du cliché de corniaud patenté, avec Autant- Lara ou Mocky, jusqu’à terminer sa carrière par un très grand rôle dans Le Cercle rouge de Jean-Pierre Melville.
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Ce jeudi soir, Jean-Louis Murat, auteur d’une belle reprise de volée de Mon frère d’Angleterre, ne répondra pas au téléphone et les bêtes des étables mangeront plus tôt. Canal+ consacre toute une soirée à l’idole de la France profonde et des nouveaux chanteurs à texte. En attendant le Tribute to Dédé qui nous pend au nez avec Dominique A reprenant C’était bien (au petit bal perdu), modèle inavoué de son propre Twenty-two bar, et Miossec donnant sa version musclée de La Tactique du gendarme , André Raimbourg, dit Bourvil, a droit aux honneurs cathodiques. Plus d’un quart de siècle après sa mort (le 23 septembre 1970), devenu plus consensuel que jamais, Bourvil est toujours une valeur sûre de la télévision, serait-elle cryptée.
Présenté par ce qui se fait de mieux en matière de branché-léger (Valérie Lemercier, José Garcia et les deux Deschiens, Yolande Moreau et Olivier Saladin), le documentaire de Gilles Verlant, Bonjour, monsieur Bourvil !, recèle quelques perles. Avec autant d’intérêt fervent que de stupéfaction légitime, on découvrira des extraits hallucinants du Chanteur de Mexico et de Sérénade au Texas, Bourvil nous confirmera qu’il a été l’homme d’une seule femme, la sienne, et l’homme au nez qui part à droite nous gratifiera d’un mystérieux (politique ou grivois ?) « tant que ce n’est que le nez… ». Parmi tous les documents présentés, le plus beau se trouve au début. Sachant son acteur gravement malade et désireux de lui rendre hommage, Jean-Pierre Melville avait réservé le dernier jour de tournage du Cercle rouge à l’ultime scène du film, celle où le commissaire Mattei marche aux côtés de son adjoint, dans le silence pesant du petit matin, après la mort des truands. Lors de la quatrième prise, alors qu’il sait que c’est déjà « dans la boîte », Bourvil quitte le masque que lui imposait le rôle et s’exclame dans un fou rire : » Savez-vous comment j’ai trouvé la solution à cette affaire ? Eh bien, c’est tout simplement en appliquant la ta-ca-ta-tac-tique du gendarme, c’est d’être toujours là quand on ne l’attend pas ! Bravo ! On les a eus ! » Le lendemain de sa mort, cette version improvisée d’un de ses plus grands succès fut diffusée au journal télévisé. On ne l’avait plus vue depuis. Ce dernier éclat de rire résonne comme la synthèse tragi-comique d’un acteur qui ne s’est jamais pris trop (assez ?) au sérieux. Diffusé juste après le documentaire, Le Cercle rouge reste le plus grand film de Bourvil. Pour incarner Mattei, Melville avait d’abord pensé à Lino Ventura, Paul Meurisse ou Serge Reggiani. Choisissant finalement Bourvil, il avait imposé la mention de son prénom au générique, pour la première et dernière fois. Bourvil a donc attendu vingt-cinq ans, et plus de cinquante films, pour se faire un prénom.
Consulter sa filmographie, c’est découvrir une longue suite de navets oubliés. Désireux de faire rire à tout prix, enfermé dans son emploi de benêt au grand cœur, Bourvil a patienté longtemps avant de travailler avec des cinéastes dignes de son talent. Qui n’a pas découvert à la télévision, l’après-midi d’un lundi de Pentecôte, l’effroyable Les Arnaud où Adamo (eh oui !) s’essayait au métier d’acteur après nous avoir tellement cassé les oreilles et le reste dans celui de chanteur ne sait rien de la misère cinématographique. Masochistes, pour combler cette lacune, vous pouvez tenter de regarder les deux horreurs qui suivent Le Cercle rouge. L’une, Le Trou normand (1951), est surtout connue pour avoir offert son premier rôle à la toute jeune Brigitte Bardot. Après de pareils débuts, le succès futur de B. B. tient du miracle. Dans cette comédie rurale, signée Jean Boyer, tout relève de la stupidité la plus crasse. C’est le cinéma de grand-papa dans toute son horreur, de quoi vous dégoûter du cidre et des vacances en Normandie. Bourvil y tient son rôle déjà habituel de débile léger, ami des poules et des enfants, que sa naïveté protège des malheurs de ce monde. Comme il faut l’avoir vu pour le croire, mieux vaut ne pas le voir. Réalisé dix ans plus tard, Fortunat d’Alex Joffé ne vaut pas mieux. Ayant gagné ses galons d’acteur dramatique, Bourvil enrichit son registre : le pauvre paysan ne fait plus seulement rire, il se veut émouvant, fait passer la ligne de démarcation aux réfugiés et finit par se taper Michèle Morgan ! Sans doute parce qu’il était à mi-chemin entre le rire et les larmes, c’était son rôle préféré. En fait, Fortunat est un épouvantable mélo, dégoulinant de bons sentiments, une insupportable collection de clichés où Bourvil fait ce qu’il sait faire sans forcer son talent. On s’étonne que Canal+ ait choisi ces deux nullités au lieu de nous présenter les films de ceux qui ont vraiment compté dans la carrière de Bourvil, avant le couronnement tardif du Cercle rouge : Claude Autant-Lara, Jean-Pierre Mocky et Gérard Oury.
A Autant-Lara, Bourvil doit un de ses plus grands rôles, celui de Martin dans La Traversée de Paris. En le choisissant, malgré l’opposition de Marcel Aymé et les réticences de son producteur, le cinéaste du Diable au corps allait le sortir de son emploi de comique paysan, lui faire obtenir le prix d’interprétation à la Mostra de Venise et déchaîner l’enthousiasme d’un critique pourtant peu indulgent, François Truffaut. La Traversée de Paris est le premier film important de Bourvil. Le second, en apparence plus modeste mais tout aussi réussi, s’intitule Un Drôle de paroissien. Après sa réjouissante performance de pilleur de troncs, adepte du caramel mou et de l’aspirateur à sous, Bourvil fera trois autres films avec Mocky : La Cité de l’indicible peur, La Grande lessive et L’Etalon, interdit aux moins de 18 ans, un comble pour un film avec le plus populaire des acteurs français ! A chaque fois, il rejette son image de plouc au sourire un peu niais pour camper un inspecteur inquiet, un prof téléphobe et un sexologue dégourdi.
En utilisant l’acteur le plus rassurant qui soit, dont les sketches et les chansons berçaient la France entière, Mocky dynamitait d’autant mieux les conventions sociales et les hypocrisies de l’ère de Gaulle. Avec son air de rien et ses mines d’ahuri, Bourvil était un discret ver dans le fruit, le cheval de Troie idéal.
Beaucoup plus connue que les Mocky, vue et revue à la télé, la trilogie Corniaud-Grande vadrouille-Cerveau a le mérite d’offrir à Bourvil une rigueur dont il a besoin pour donner le meilleur de lui-même. S’il n’est pas Orson Welles, loin s’en faut, Oury sait écrire et mettre en scène. Ce qui tranchait agréablement avec les gaudrioles habituelles de notre brave Normand, comme l’indigeste Cuisine au beurre. Oury avait compris que le jeu faussement hésitant de Bourvil ressortirait encore mieux en étant accolé à un opposant fort. Face au teigneux de Funès, toutes griffes dehors, aussi énergique qu’il était placide, Bourvil enrichissait son personnage d’abruti sentimental. Laurel et Hardy franchouillards, ils allaient faire exploser le box-office.
Malgré tout ça, Bourvil ne serait qu’un très bon acteur comique, un peu désuet, comme de Funès ou Fernandel, s’il n’avait rencontré Melville. Après l’avoir convaincu d’accepter ce contre-emploi absolu, le cinéaste commence par l’habiller avec soin. Adieu les casquettes, les bérets et les pantalons trop courts ! Bourvil gagne le droit de porter le feutre qui sied au héros melvillien. Il découvre le confort des trench-coats british. Pour lui indiquer ce qu’il veut obtenir, Melville lui projette De sang-froid de Richard Brooks et désigne le flic interprété par John Forsythe (le futur patriarche de Dynasty) comme le modèle à suivre. Surtout, Melville lui accorde enfin le droit au silence. Pour la première fois, cet éternel bafouilleur est prié de se taire et d’en faire le moins possible. Et il ne fait rien, ce rien que seuls les très grands sont capables d’atteindre. Visiblement à bout de forces, Bourvil a du mal à courir quand il doit poursuivre Gian Maria Volonte dans la forêt. Au lieu de considérer sa maladie comme un handicap, Melville l’apprivoise : il demande à Bourvil de ralentir encore sa démarche avant d’affronter un suspect, pour mieux signifier le calme souverain du grand flic et la théâtralité de son personnage. Pourtant habitué à jouer seul, ou dans un registre d’oppositions, l’acteur typé se fond dans la figure melvillienne. Mieux, il réussit le prodige de faire oublier tous ses autres rôles. Comme si Bourvil avait toujours été ce solitaire qui vit avec ses chats derrière des volets fermés. L’innocent a su se transformer en coupable.
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