Après des années de disette, La Nourrice marque la renaissance de Marco Bellocchio. L’enfant terrible du cinéma italien des années 60 revient avec un film qui échappe aux pièges de l’adaptation littéraire pour se muer en magnifique traité des passions. Marco Bellocchio est un cinéaste qui revient de loin. Né en 39, de la même […]
Après des années de disette, La Nourrice marque la renaissance de Marco Bellocchio. L’enfant terrible du cinéma italien des années 60 revient avec un film qui échappe aux pièges de l’adaptation littéraire pour se muer en magnifique traité des passions.
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Marco Bellocchio est un cinéaste qui revient de loin. Né en 39, de la même génération que Bertolucci, Bellocchio a d’abord été une jeune gloire du cinéma italien des années 60. Sorti en 66, son premier long métrage, Les Poings dans les poches, avait fait l’effet d’une bombe comme, deux ans avant, Prima della rivoluzione de Bertolucci. Malgré les premiers coups de boutoir portés par Pasolini, le cinéma d’auteur transalpin vivait encore au rythme devenu languide des vieilles gloires du néoréalisme. De tout jeunes cinéastes rompaient soudain avec cette tradition momifiée et conjuguaient leurs films à la première personne du singulier, avec « Je est un autre » comme slogan destructeur. Avec Les Poings dans les poches, Bellocchio se plaçait sous le signe de Rimbaud pour se livrer à un dynamitage en règle de l’institution familiale : sauve qui peut ! Durant les années suivantes, Bellocchio allait enfoncer son clou de révolté lucide avec La Chine est proche (67), puis renouer avec l’autobiographie directe avec Au nom du père (71), un de ses plus beaux films, qui prend Zéro de conduite de Vigo pour point de mire. Cinéaste engagé dans les luttes de son temps, il réalisera aussi des documentaires pour le compte de mouvements gauchistes, tout en poursuivant un dialogue passionnel avec le PCI. Grand lecteur de Michel Foucault, fasciné par l’antipsychiatrie et l’expression de la folie comme facteur de dérèglement social, Bellocchio va réaliser encore deux films intéressants à l’orée des années 80 : Le Saut dans le vide (avec Michel Piccoli et Anouk Aimée) et Les Yeux, la bouche. Mais les années de contestation tous azimuts sont bien passées, et la situation économique et artistique du cinéma italien commence à sentir le sapin. Débutent alors des années de doutes, traversées de beautés éparses.
La dernière fois que Marco Bellocchio a fait beaucoup parler de lui, c’était à l’occasion du Diable au corps (86). Le film, pourtant lesté de quelques séquences sublimes (l’ouverture sur le toit, le coït des brigadistes en plein procès), n’avait pas intéressé grand monde. Le « coup de la pipe », en revanche, avait fait couler beaucoup d’encre. Ainsi que la présence sur le tournage du psychanalyste de Bellocchio, Massimo Fagioli. Cet individu suspect, bien connu en Italie pour charrier derrière lui des centaines de « disciples » fanatisés (les fameux fagiolini), a lui-même réalisé un film complètement nul intitulé Il Cielo della luna. Son influence sur Bellocchio sera forte jusqu’au milieu des années 90, Fagioli finissant par écrire seul le scénario de Rêve de papillon (94). Si La Sorcière (88), avec Béatrice Dalle, comportait encore quelques éclats malaisants, Autour du désir (91) tournait au porno soft à prétention intellectuelle, et ne laissait plus espérer grand-chose de Bellocchio. Erreur, puisque celui-ci, après s’être éloigné de son encombrant gourou, refaisait surface en bonne forme avec un film adapté du Prince de Hombourg de Kleist, présenté au Festival de Cannes 97 et jamais distribué en France. Cette Nourrice, d’après la nouvelle de Pirandello, marque donc le grand retour d’un cinéaste qui a plusieurs fois failli se perdre.
Dès les premiers plans, on sent que ce film va avoir de la tenue, qu’il ne cédera ni aux oppositions trop évidentes ni au larmoiement que pouvait impliquer son intrigue. Adaptation littéraire en costumes d’un « classique » italien, La Nourrice penche aussitôt vers l’épure, vers un « moins » savant qui prend l’exact contre-pied des grandes fables politiques du Bertolucci d’autrefois (les deux 1900, devenus pas regardables pour cause d’enflure explicite). De la première séquence avec les femmes dans les champs, discrète référence à Millet, à la visite du docteur à son patient, dans une demeure baignée d’un clair-obscur bourgeois, le film commence par tracer son axe stylistique tout en délimitant son sujet profond : La Nourrice sera un croisement de solitudes. Solitude sociale du médecin aliéniste qui prend conscience que « soigner » les folles de son asile ne revient qu’à faire respecter l’ordre, solitude familiale de la mère qui se retrouve encore plus éperdue une fois accompli son devoir de reproduction, solitude révoltée de la jeune nourrice qu’on a embauchée jusqu’au sevrage, pour la jeter ensuite. La grande force de Bellocchio réside dans sa capacité à rester collé à ses personnages tout en peignant un arrière-fond social et politique qui pèse sur eux comme une chape de plomb. C’est le monde qu’il faut soigner, c’est la société tout entière qu’il s’agit de réformer d’urgence.
Mais plutôt que d’élargir artificiellement le champ, Bellocchio filme la prise de conscience politique de la douleur au plus près des visages : le hurlement silencieux de l’accouchée, l’angoisse muette de la folle qui fixe le plafond, l’impuissance tout intériorisée du médecin. Encore indécelables dans un monde bloqué qui est en train de vaciller sur ses bases, les grands changements à venir ne sont pas traités avec un lyrisme forcé. C’est au contraire avec beaucoup de retenue que Bellocchio parsème son film d’images magnifiques sur lesquelles il n’insiste jamais : les femmes qui courent à côté du train, les aliénées qui descendent des arbres à la fin de la promenade, l’odieux garde-à-vous des paysannes dépoitraillées qui espèrent être choisies pour allaiter l’enfant des riches. Avec cette scène qui plonge le spectateur mal à l’aise dans un voyeurisme infligé qui contient sa propre mise en critique, Bellocchio renoue avec ses plus belles réussites et s’affirme à nouveau comme un grand cinéaste du trouble, du point mouvant entre horreur absolue et magnificence entraperçue. Car la beauté qu’il ordonne est toujours coupante, elle induit sa cruauté sous-jacente, lui permet de se manifester tout en la modulant. La violence du film ne cesse de couver, sa non-explosion ne fait que traduire son intensité.
Mais La Nourrice est aussi un film d’apaisement. Peut-être parce qu’il explore ici les fondements historiques de son propre parcours de cinéaste politique, Bellocchio ne craint pas de faire basculer ce film de luttes vers un retour fécond au mélodrame. Si la bourgeoise contaminée par l’hystérie de la perte n’est pas haïssable (le « Chacun a ses raisons » de Renoir, plus que jamais), la nourrice du titre est la vraie héroïne du lent passage vers une nouvelle espérance. Comme le jeune médecin et sa belle « malade » en sont les pionniers, courses folles, rires de victoire, baiser vorace, affiches séditieuses et drapeaux rouges compris. De la même façon qu’il sait se méfier de sa propension au sensualisme des images fortes, Bellocchio ne rechigne pas à accorder toute la durée nécessaire aux séquences les plus ouvertement didactiques. Acmé évidente de la part purement théorique du film, les séquences d’apprentissage de la lecture et de l’écriture sont aussi belles que celles de L’Enfant sauvage. Là, Bellocchio se convertit à un matérialisme des sensations et des sentiments qui vient encore enrichir le film : lenteur laborieuse des premiers pas, crissement de la plume sur le papier, tremblé des lettres, attention crispée de l’élève et patience presque trop bienveillante du professeur. Sans démagogie aucune, sans angélisme pédagogique non plus, un cinéaste rend à l’idée de connaissance son rôle libérateur. Ainsi lestée d’un savoir minimal, la nourrice pourra enfin agir sur un monde hostile au lieu de supporter ses coups. C’est d’autant plus émouvant que Bellocchio fait sien ce parcours d’obstacles et s’affirme ici comme un cinéaste qui réapprend les bases classiques de son art pour mieux le réinventer, avec brio et modestie. La conclusion de ce film en tous points admirable s’apparente à une sortie de cure : « Je n’ai pas peur de ce que je ne connais pas. »
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