Un octogénaire devient passeur de drogue. Le grand retour d’Eastwood à l’écran, dix ans après Gran Torino. Un vieux mythe qui bouge.
“Gran Torino » se terminait sur le jeune Thao, un ado d’origine Hmong, qui roulait à bord de la Ford Gran Torino que venait de lui léguer son vieil ami Walt Kowalski. Ce plan était comme un passage de relais : ré-humanisé par Thao, Kowalski se sacrifiait pour lui et lui offrait son bien le plus précieux et le plus convoité. Après avoir sondé dans un classicisme tourmenté l’héroïsme américain, Clint Eastwood revient comme héros de son propre film et replonge dans la tranquillité tout américaine du dernier plan de Gran Torino.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dès ses premières secondes, La Mule émeut simplement par les retrouvailles qu’il organise avec ce vieux mythe qui bouge : on le voit cultiver des fleurs, conduire son van en fredonnant de vieux airs country. Il roule, insouciant, et ce van qui est au centre de La Mule se révèle être une véritable capsule temporelle. A l’intérieur, le temps n’a plus prise, le visage d’Eastwood se fige dans un sourire serein : le sourire de celui qui se sait être un mythe, d’un homme qui fait le plus beau pied de nez à l’époque en prenant son temps.
Inspiré d’une histoire vraie, comme ses trois derniers films, La Mule suit Earl Stone : à 80 ans, cet ancien vétéran de la Seconde Guerre mondiale et horticulteur voit son commerce décimé par l’arrivée d’internet. Un ami de sa fille lui propose de transporter de mystérieux sacs pour une coquette somme. Ruiné, Stone accepte en feignant d’abord d’en ignorer le contenu. A force de missions acceptées, il devient la “mule” d’un cartel de drogue mexicain. Si le vieil homme traverse une série d’ennuis, que ce soit avec la police, la mafia ou sa propre famille, toutes ces strates narratives plus ou moins bien traitées cachent le véritable intérêt du film, qui se trouve être la manière dont Eastwood actualise sans cesse son propre mythe. Un homme sans attaches, qui a tout négligé pour la chose la plus surannée et fragile qui soit : ses fleurs.
Sous ses atours de dernière tournée d’adieux où Eastwood fait son one-man show et tire sur à peu près tout ce qui bouge (les smartphones, la famille, internet, le politiquement correct), La Mule révèle toute l’ambiguité de son commentaire politique qui échappe aux caricatures auxquelles on aimerait parfois réduire le cinéma d’Eastwood. Le film dresse le constat d’une Amérique éclatée entre ses différentes communautés qui se regardent en chiens de faïence. Dans ses trajets, Earl Stone les côtoie toutes chaleureusement mais n’appartient à aucune, sa silhouette de vieil arbre fait office de liant entre elles, comme l’était déjà Bronco Billy (le directeur de la troupe de spectacles de western de son film Bronco Billy).
Parce qu’il est blanc et qu’il prend son temps, Earl Stone échappe au contrôle de la police alors qu’elle interpelle le moindre conducteur basané. Ramené au mythe Eastwood, on comprend que si ce vieil homme blanc n’est pas appréhendé, c’est parce qu’il est devenu une figure spectrale, invisible parce que obsolète. Eastwood se sait être un vieux jouet et joue pour son parterre de grands enfants qui ne l’ont pas oublié. Solide comme un mythe, libre comme un fantôme. Murielle Joudet
La Mule de Clint Eastwood (E.-U., 2019, 1 h 56)
{"type":"Banniere-Basse"}