La Mostra de Venise a retrouvé cette année tout son lustre : un chef-d’œuvre (Kiarostami), quelques très beaux films (Woody Allen, Benoît Jacquot, Claire Denis…), pas de film indigne ni de complaisance italo-italienne, et même, divine surprise, une excellente organisation. Forza Venezia ! Cette 56e Mostra de Venise est à l’image de son Woody Allen […]
La Mostra de Venise a retrouvé cette année tout son lustre : un chef-d’œuvre (Kiarostami), quelques très beaux films (Woody Allen, Benoît Jacquot, Claire Denis…), pas de film indigne ni de complaisance italo-italienne, et même, divine surprise, une excellente organisation. Forza Venezia !
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Cette 56e Mostra de Venise est à l’image de son Woody Allen annuel : nettement meilleure que la précédente, dans une forme de reconquête, affichant ses ambitions reformulées avec une modestie tranquille et patiente. Alors que l’édition précédente avait vite tourné à la pantalonnade et s’était achevée par la démission sous les huées de son directeur Felice Laudadio, la cuvée 99 s’est attachée à tenir ses bonnes résolutions : ne pas se contenter d’être la vitrine complaisante du cinéma italien, refuser les grosses machines américaines (Kubrick plutôt qu’Air Force One) et leurs stars-VIP en tournée des « provinces européennes », ratisser large mais pas n’importe quoi, et mettre au point une organisation sans faille, « à la cannoise », propre à refaire de Venise ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, le plus agréable festival du monde. Cette année, les salles et les projections étaient bonnes, on n’avait pas à se battre pour y entrer, et la Mostra baignait dans une ambiance de convivialité retrouvée. Même la presse italienne, jamais en retard d’une polémique inventée de toutes pièces, a dû admettre qu’Alberto Barbera et son équipe avaient bien travaillé. Les films présentés ont eu la courtoisie de se mettre au niveau de ce festival de transition : rarement géniaux, parfois fort bons, souvent très moyens, mais presque jamais indignes.
Woody Allen, donc. Fragments de la biographie d’un guitariste jazz imaginaire nommé Emmet Ray, Sweet and lowdown (hors compétition) est aussi délicatement touchant que Celebrity était grossièrement pénible. Allen y file la métaphore de l’artiste mineur, toujours sur le point de se perdre corps et biens, cultivant ses défauts et ses obsessions plutôt que sa gloire ou son compte en banque. Comme d’habitude, c’est quand il se peint comme il se rêve, en raté à la flamboyance anonyme plutôt qu’en Auteur tout-puissant, et cultive sa schizophrénie d’imposteur plus qu’habile et son complexe d’infériorité minnello-bergmanien, qu’Allen est le plus drôle. Parfois empruntée à force de viser la toute petite forme et le décoratif cheap, la mise en scène s’efface devant l’art du récit en mode chuchoté et fait la part belle aux comédiens. En amoureux des trains et du tir aux rats comme détente suprême, passant non sans douleur d’une héroïne griffithienne (Soon Yi ?) à une vamp intellectuelle (Diane Keaton ?), Sean Penn gagne un charme lunaire qu’on ne lui connaissait pas.
Mais Allen ne fait jamais qu’un film par an. Kyoshi Kurosawa, lui, en fait trois, très différents les uns des autres, et réussit le prodige de les aligner à Berlin, Cannes et Venise, soit le Grand Chelem. Alors qu’on attend les sorties françaises de Cure et Charisma, ainsi que l’intégrale que le Festival d’automne va consacrer à ce Fassbinder japonais (44 ans, vingt longs métrages), Oinaru geinen (Cinéma du Présent) prend le risque de l’atone absolu pour mieux perdre son spectateur dans un réseau lacunaire de trois fois rien et de liens si ténus que les personnages finissent par disparaître littéralement dans des décors d’une banalité consternante. Ce minimalisme suraffirmé est perturbé par un sens de l’humour trivial et quelques touches de fantastique, et rehaussé par une maîtrise proprement antonionienne des temps blessés et des espaces vacants. C’est à tomber. D’autant que si Kurosawa est un cinéaste de la maîtrise, son système est tellement troué de dérapages en tout genre qu’il ne risque pas l’asphyxie. « J’admire Kurosawa. Ah, oui ? Mais lequel des deux, Akira ou Kyoshi ? » On en est là.
Et Abbas Kiarostami est encore au-dessus, on ne sait plus très bien où, dans un pays que seuls les immenses cinéastes connaissent, où les films sont béants sur le monde et refermés sur eux-mêmes, à la fois universels et autistes, lisibles comme l’évidence et tout à fait indéchiffrables. Plutôt que de se lancer dans une amorce d’analyse forcément courtaude, mieux vaut raconter le « coup de la tortue », comme on parle du « coup du crachoir » dans Rio Bravo. Au bout d’à peu près une heure, le personnage principal shoote dans une paisible tortue pour tenter de se calmer. Il la regarde agiter ses pattes, remonte dans sa voiture et s’en va. Va-t-il l’écraser, cet enfoiré ? On ne voit que la bagnole s’éloigner, puis retour sur la tortue qui en une poignée de secondes suspendues se rétablit péniblement et poursuit son lent cheminement, la carapace à peine abîmée par l’outrage. Ouf. Là, on s’est remis à respirer dans un devenir-tortue ; là, on raconte que le public payant de la projection officielle a éclaté en applaudissements. « Coup de la tortue » = sort du monde = Lion d’or pour Le Vent nous emportera. En voilà au moins une, d’évidence. Sinon, c’est le palmarès qui deviendra indéchiffrable.
Du côté des « impérialistes culturels français » (pour parler comme certains confrères italiens), il y avait Benoît Jacquot (Pas de scandale, Compétition), Claire Denis (Beau travail, Cinéma du Présent) et Sébastien Lifshitz (Les Terres froides, Nouveaux Territoires). Le premier a opéré un très beau « rétablissement-tortue » après L’Ecole de la chair avec un film étrange et abouti qui se permet de pousser le bouchon toujours un peu plus loin sur le fil du rasoir entre grâce et ridicule, permettant ainsi au trio Luchini/Lindon/Huppert (plus Vahina Giocante dans le rôle essentiel du fil qui cède mais ne rompt pas) de prouver qu’ils sont très doués pour l’équilibrisme sans filet. La seconde s’empare des éléments d’un imaginaire peu usité depuis les années 30 (la Légion étrangère, ses rites et sa défroque, son mythe et sa misère) pour en faire un brûlot érotique à la fois très abstrait et très sensuel, tellement gonflé qu’il finit par fasciner à la mesure de l’agacement qu’il avait commencé par susciter (commentaire réjoui d’un grand critique français : « Si les femmes se mettent à faire les plus beaux films pédés, alors où va-t-on !? »), avec Michel Subor (Petit soldat devenu Commandant) et Denis Lavant (l’Alex de Carax devenu adulte toujours dansant) comme plus beaux visages d’hommes du cinéma français depuis Maurice Garrel chez son fils. Le petit dernier confirme les promesses de son premier moyen métrage (Les Corps ouverts) et s’affirme à chaque plan comme un authentique cinéaste, même s’il peine encore dans le passage délicat entre la chronique pleine de prémisses et la résolution un peu forcée du récit proprement dit.
Comme une Mostra sans un film-scandale ne serait pas une vraie Mostra, les sélectionneurs ont dégotté un film coréen de derrière les fagots, c’est le cas de le dire. Gojitmal (Compétition) raconte la grande histoire d’amour entre un sculpteur quadra et une lolycéenne encore vierge : premier rendez-vous clandestin, dépucelage en règle par les « trois trous » (je cite), jalousie de la grande sœur. Et puis soudain, le monsieur se met à fesser puis flageller la jeune demoiselle, jusqu’à ce que celle-ci lui avoue sa grande lassitude et inverse les rôles, avec des objets de moins en moins fins et de plus en plus contondants, gros gourdin compris, avec échardes si affinités. Capable du meilleur comme du pire selon des témoins dignes de foi, Jang Sun Woo livre ici un excellent film de mauvais élève, qui passe allégrement de la connerie pure à l’éclat miraculeux. C’est parfois insupportable de prétention arty, fatalement répétitif, mais assez admirable dans son refus têtu de passer à autre chose, la passion et rien que la passion, jusqu’à la lie, marques et pommade comprises. Peut-être que Jang Sun Woo n’est qu’un opportuniste roué dont on n’entendra plus jamais parler, mais son film livre une sacrée résistance.
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