Elle est réalisatrice, il est scénariste. Judith Cahen, Julien Husson et leurs amis se sont lancés dans La Croisade d’Anne Buridan, petit bijou tonique qui pose des questions sérieuses d’une façon ludique : le politique et le désir, le collectif et l’individuel, la vie et le cinéma, et comment tout faire tenir ensemble. Entretien croisé en prolongement du film.
Perversité et cinéma
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Judith Cahen : Mon sujet de maîtrise en philosophie était « Perversité et cinéma chez Buñuel et Fellini ». La fascination, la peur et le désir que j’avais pour le cinéma, j’ai préféré y répondre en faisant des films super 8. Enfant, j’envisageais sérieusement d’être comédienne. Mais j’avais une idée du métier totalement liée à une représentation des années 70. J’avais vu le Molière d’Ariane Mnouchkine vers 10-11 ans et c’est ce plaisir du spectacle rejoignant un mode de vie qui m’attirait. Puis, le désir s’est transformé. J’ai fait pas mal de théâtre, adolescente, notamment un stage de commedia dell’arte. Je préférais les rôles de vieux messieurs aux rôles de femmes. L’amour n’est pas forcément le couple.
Judith : Un moment très beau dans la vie, c’est quand on cherche comment on va pouvoir s’engager avec les autres, et que cette recherche n’est pas effectivement dans la reproduction. L’idée du film était de prendre au sérieux des questions et des révoltes de l’adolescence pour ne pas renoncer à l’idée de circulation des choses. L’idée que l’amour n’est pas forcément le couple, même s’il peut s’exprimer fortement de cette façon-là mais alors, que faire des relations avec les autres ? Pour le couple, le problème n’est pas d’être contre a priori. Le personnage qui parle des « hétéro-chiants » dit aussi qu’il est fasciné par le mariage dans l’idée d’une « pureté tranchante ». Si je lui ai laissé un temps de parole aussi long, c’est parce que, dans son discours, aussi drôle soit-il, se développe une contradiction riche. Comment faire en sorte que l’amour aussi passionnel soit-il entre deux personnes ne soit pas repli, mais ouverture encore plus grande au monde et à l’appel d’engagement et de recherche ?
De Mai 68 à Act Up
Judith : Mai 68 a beaucoup apporté dans le changement de mentalité, mais a aussi servi à mettre certaines questions à la cave sous prétexte qu’elles avaient été explorées dans leurs limites : le féminisme, le rapport entre la psychanalyse et la politique, etc.
Julien Husson : Le film part quand même d’une certaine fascination pour Mai 68, une fascination travaillée. A l’époque dite de Mai 68, les questions du rapport entre l’intime et le politique n’ont pas été suffisamment posées. On peut se dire, à la suite de Foucault, que le discours sur la libération sexuelle n’était pas plus libérateur qu’un autre, et peut-être même moins on a donc des critères pour travailler sur cette fascination. Ces questions que l’on a enterrées, on a très envie de les reposer, sans être dans le mimétisme : on essaie d’en faire quelque chose ici et maintenant.
Judith : Pourquoi est-ce que ça s’est arrêté, qu’est-ce qui a péché ? Dans notre groupe, on était dans un rapport affectif avec nos parents, oncles, tantes, qui avaient été soixante-huitards, et qui parfois se retrouvaient gauche caviar ou déprimés. Le film est aussi sur les années du mitterrandisme, pendant lesquelles j’ai été confrontée à ce découragement contre lequel il faut absolument lutter, et qui vient du sentiment que les utopies ont été expérimentées, que l’on ne peut plus croire à la révolution du grand soir. On a envie de répondre avec Julien que, certes, on ne peut plus y croire naïvement, mais tant pis, ce qui compte, c’est l’élan, la démarche. Il ne faut plus se mettre dans une problématique d’absolu des résultats, mais plus empiriquement dans des petites zones de résistance, des propositions.
Julien : On mythifie forcément 68 parce que nous avons vécu les années 80. On part du schéma binaire : Mai 68 était l’absence de cynisme, le primat du collectif ; le début des années 80 correspond à l’arrivée au pouvoir de la gauche qui est l’arrivée du bonheur individuel, du primat de la sphère privée. Avec nos films, on dit que, s’il y a une recherche de vérité, elle sera forcément entre les deux.
Judith : Act Up est peut-être typiquement une invention politique post-68, se rapportant à la fois à l’intime et au politique.
Julien : Une invention qui se débarrasse des casseroles des partis et des appareils, qui est dans l’urgence de l’action, qui invente carrément un concept politique, qui est dans la colère au niveau du discours et dans la violence au niveau des actes : ça ne pouvait pas ne pas se trouver dans La Croisade. S’il y a une chose qui a été inventée ces quinze dernières années, c’est bien Act Up, comme acte politique.
La politique de l’ironie
Julien : La manif d’Act Up qui a précédé les présidentielles était une manif extrêmement ironique par rapport au monde politique, prenant sciemment le risque d’aller dans le sens du poujadisme. Simplement, c’était ponctuel, en réaction aux présidentielles : on aimait tous les candidats parce que tous les candidats avaient la même absence de politique par rapport au sida. Quand je parle d’ironie, attention : les membres d’Act Up ne sont pas du tout ironiques vis-à-vis de la politique, sinon ils n’en feraient pas. Par contre, la tactique de la dérision peut être très utile, pour montrer que tous les candidats se valent aux yeux de tous les gens qui crèvent. Il s’agissait aussi de dire que le parti socialiste n’avait pas fait grand-chose non plus contre le sida. Après, individuellement, parmi mes amis à Act Up, beaucoup votent : ce sont deux choses différentes et, là encore, il y a une ligne à trouver entre la pratique individuelle et la pratique collective.
Judith : Pour en revenir à l’ironie, dans le film, si humour il y a, c’est dans cette distance drôle et peut-être cruelle. Mais les gens que je filme sont tous des personnes pour lesquelles j’ai de l’estime et qui me touchent. Je n’aime pas l’esprit petit malin, dérision. Profondément, même si on en rit, je prends très au sérieux ce dont il est question.
Machine de guerre
Judith : La Nouvelle Vague a été quelque chose d’important et de très fort symboliquement. J’aime qu’il y ait eu cette idée de filmer dans la rue, de façon légère, en se démarquant des gros films mammouths du cinéma français des années 30, 40 qui s’éternisaient dans les années 50.
Julien : Là-dessus, il faut être très clair : c’est quand même la dernière grande et belle machine de guerre qui a été inventée par le cinéma français et dans le cinéma mondial parce que la Nouvelle Vague, ça a donné aussi les Nouvelles Vagues. N’en déplaise à Christian Clavier, c’est ce qui est arrivé de mieux au cinéma français depuis la guerre. Cette idée de machine de guerre, on la retrouve aussi bien politiquement avec Act Up que cinématographiquement ce n’est pas non plus un hasard si on a envie de faire un cinémanifeste, un projet de docu-fiction. Comme avec Mai 68, il s’agit d’éviter le mimétisme, mais c’est cet élan, cette colère, cette envie qui nous importent.
Danse avec le film
Judith : Quand je vois les films de Nanni Moretti, je me sens chez moi, j’ai un rapport affectif très fort avec un espace dans lequel je me reconnais, c’est très beau. J’aime aussi Malik Chibane. Je ne cracherai pas sur le jeune cinéma français comme ça se fait beaucoup. Même si le film de Noémie Lvovsky, Oublie-moi, peut être agaçant et antipathique par bien des aspects son côté replié sur lui-même , d’autres aspects m’ont énormément touchée, comme le travail d’une obsession très forte, le travail des comédiens. Un film comme Travolta et moi de Patricia Mazuy est réjouissant, de joie, de vitesse, de liberté : il donne envie de danser avec le film. Dans les films qui se font aujourd’hui, beaucoup sont à la limite de la complaisance dans une espèce de douleur de vivre. Nous préférons lui tordre le cou, en rire, la secouer ce qui ne veut pas dire la nier. Avec La Croisade, il y avait l’envie de sortir d’un naturalisme, d’un certain côté post-Pialat. Ce qui ne m’empêche pas d’adorer Pialat.
Julien : Là où il faut pousser un coup de gueule, c’est sur l’anathème très en vogue contre un certain cinéma français. Que les critiques arrêtent de se focaliser sur la thématique des films et qu’ils n’oublient pas de la mettre en rapport avec une forme. Un film, c’est une forme ! Le film de Noémie a des défauts, mais une vraie forme, une vraie tension, une vraie tenue. Une fois que l’on aura retenu cela, la critique se portera vraiment mieux. Sinon, j’aime beaucoup Matthieu Riboulet et Pierre Léon, qui font des films vidéo en collectif chez Spy Films.
Jeu d’équipe
Judith : J’aime que les choses passent par le dialogue, les relations, je ne me situe pas dans l’idée de l’artiste maudit dans sa tour d’ivoire qui peine sur son ouvrage, loin du monde. Le cinéma, c’est connecter beaucoup de gens ensemble. On ne peut pas ne pas se poser de questions politiques et communautaires. Dans les premiers débats sur le film, les critiques me terrorisaient, je les prenais éventuellement mal, on était un peu déstabilisés. Maintenant, critiques ou compliments, l’important est que le film soit un objet vivant, qui donne envie de se situer.
De la croisade au foot
Judith : La première partie (La Croisade d’Anne Buridan) est le film de fin d’études de la Femis. Mais, pendant le montage, je ressentais déjà le film d’après, Strictement footinguesque. Comme les distributeurs s’étaient montrés intéressés par le premier film au Festival de Dunkerque, ils étaient favorables à sa prolongation, sa durée étant d’une heure. Les deux parties, c’est donc le mélange d’une idée artistique et d’une idée économique. J’aime beaucoup le point de vue de Rivette qui dit qu’un film raconte surtout l’histoire de son tournage. Dans mes films, j’ai toujours eu plusieurs niveaux de fiction : réaliste/naturaliste, burlesque/science-fiction… J’ai eu l’idée de figurer ces différentes strates de fiction par différentes textures d’images, ce qui me permettait de tourner en super 8, un format peu cher et que j’adore, et en vidéo, qui s’accordait parfaitement aux entretiens.
Film à deux
Judith : On a voulu faire quelque chose autour de ce qui se passe de si fort dans la communication entre Julien et moi : il me semblait logique que Julien joue dans le film. Le montage a été très long, presque six mois, car nous avions beaucoup de matière. Il a fallu inventer une façon artisanale de monter ce film au fur et à mesure. Il y a donc eu une sorte de continuation du scénario au montage, auquel Julien a beaucoup participé.
Julien : J’ai eu deux fonctions : récrire les entretiens avec Judith et travailler la mise en forme tout au long du montage.
Judith : Moi, j’aime vraiment beaucoup cette tradition burlesque de réalisateurs qui se mettent en scène dans leurs films. Au départ, ce film a frôlé le documentaire parce que j’avais tendance à m’effacer devant les sujets que je voulais traiter. Mais ma volonté étant de réunir témoignage et fiction, intime et politique, ç’a été un peu comme une expérience de chimie. Je me suis dit « Que se passe-t-il si je mélange aux témoignages les fantasmes enfantins et burlesques qui me venaient à propos de ce prince charmant danseur ? » Le personnage d’Anne Buridan comme fil conducteur s’est développé et a amené le film vers la fiction.
Julien : Ce qui est très important, c’est cette manière de se positionner en permanence aux limites de la fiction et du documentaire, mais aussi aux limites de ce que peut un metteur en scène quand il joue dans son propre film. De ce point de vue-là, il était très important que Judith interprète le personnage d’Anne Buridan : il fallait qu’elle se mette en danger au même titre que les gens qu’elle questionne.
Traumatisme initial
Judith : La scène d’ouverture chez le gynéco est très importante pour moi souvent les gens l’ont oubliée à la fin du film. Elle ouvre le film sur le personnage d’Anne Buridan et montre la pudeur et la résistance : elle n’a pas envie d’être regardée par le gynéco, elle avait prévenu, elle voulait que ce soit une femme ce n’est pas le cas, donc elle s’en va. Je trouvais bien de la montrer dans cette situation à la fois très intime, où il s’agit d’écarter les jambes, et se passant dans un lieu public, un laboratoire d’analyses médicales. Je trouvais que cette situation triviale de la vie des filles montrait ce rapport « public/intime », correspondant à une autre façon d’entrer dans le film : « Quelle est la place du corps dans les grandes interrogations de l’esprit ? ».
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