En mélangeant le portrait de sa mère et l’histoire de l’après-Shoah, Charles Najman repose à tout le monde la question complexe : comment vivre après Auschwitz ? Il y a plusieurs façons de parler de la Shoah, plusieurs méthodes pour aborder la question de la mémoire et de la transmission de cette période aux nouvelles […]
En mélangeant le portrait de sa mère et l’histoire de l’après-Shoah, Charles Najman repose à tout le monde la question complexe : comment vivre après Auschwitz ?
Il y a plusieurs façons de parler de la Shoah, plusieurs méthodes pour aborder la question de la mémoire et de la transmission de cette période aux nouvelles générations. Du Shoah de Claude Lanzmann à La Liste de Schindler de Spielberg, de La Destruction des Juifs d’Europe de Raul Hillberg au Si c’est un homme de Primo Levi, de l’approche historique à l’approche affective, des documents à la fiction, des mots aux images, du point de vue interne des rescapés au point de vue externe des observateurs, on a connu toute la gamme, toutes les nuances. La plus nécessaire et la plus irréfutable est sans doute la méthode scientifique d’Hillberg en ce qu’elle vise inlassablement la vérité, toute la vérité, rien que la vérité quitte à ce qu’elle soit parfois dérangeante ; mais les approches plus intimes, affectives ou « artistiques » ont aussi produit des résultats remarquables. La Mémoire est-elle soluble dans l’eau ? s’inscrit dans cette veine plutôt personnelle et empirique, la démarche de Charles Najman rappelant celle d’Art Spiegelman dans Maus, en ce sens où c’est un fils de la génération de la Shoah qui questionne le passé à travers ses parents. Najman a filmé sa mère et quelques-unes de ses amies lors d’un séjour thermal à Evian ; tous les deux ans, le gouvernement allemand offre une cure aux rescapés des camps de la mort afin de « réparer », de « faire le bien ». Très rapidement, on se rend compte que le sujet de Najman n’est pas la Shoah elle-même, mais la question de la vie après une telle expérience, des empreintes que le passé inscrit dans le présent et accessoirement le portrait d’une mère par son fils. Solange Najman est d’une certaine manière « scandaleuse » : cette survivante qui a côtoyé l’horreur et la mort est aujourd’hui pleine de vie, coquette, soucieuse de séduire, pétillante d’humour… Une de ses amies est tout le contraire, plus conforme à l’idée forcément tragique qu’on se fait des survivants de la tragédie : prostrée, abattue, portant l’Holocauste dans sa chair, telle une morte en sursis… Le film montre que les rescapés ne sont pas une entité mais une somme d’individus, que chacun vit l’après-Auschwitz selon sa nature. Epousant le balancement de sa mère entre la gravité du passé et la légèreté du présent, Najman a construit son film sur une série d’alternances dialectiques : les souvenirs et le présent, l’émotion et l’humour, le jour et la nuit, les camps et l’établissement thermal… Le bégaiement sémiologique entre Auschwitz et Evian est tragiquement cocasse. Comme à Auschwitz, les Juifs sont envoyés et regroupés en Savoie par les autorités allemandes ; Najman filme les douches, les bains gazeux, les programmes relaxants facilitant l’élimination des toxines… Même l’orchestre de l’hôtel rappelle ceux qui rythmaient l’horreur. C’est un étrange lapsus que saisit le cinéaste… Mais si l’établissement thermal est vu comme un inverse positif des camps, le spectateur sait pertinemment que la question-titre du film contient sa réponse. On ne « répare » pas six millions de morts. Solange Najman, personnage lubitschien, a beau tendre de toutes ses forces vers la vie, profiter à fond de sa cure gratuite, ses récits montrent bien que sa mémoire n’est pas soluble dans l’eau.
Ce qu’on peut reprocher à Charles Najman, c’est d’avoir prolongé son film après la cure, oubliant que son sujet est soluble dans l’excès de pathos et d’amour filial travers dans lesquels ne tombait jamais Spiegelman. Mais l’aspect le plus dérangeant du film est la présence d’un acteur qui sert vaguement de passeur. Or, la personnalité de Solange Najman, actrice née, est suffisamment exubérante pour prendre en charge toute seule la part de fiction de ce documentaire. Surtout, le comédien fait plutôt l’effet d’un intrus qui alourdit le propos et parasite la relation entre le spectateur et le film. Malgré cette erreur, ses excès et son manque de recul filial, Charles Najman apporte sa contribution au vaste chantier de transmutation des souvenirs des survivants en mémoire collective des générations suivantes. Mais une question demeure : la mémoire, fût-elle insoluble, empêche-t-elle le retour de la barbarie ?