La vocation suspendue. Chimiste expert, Manoel de Oliveira plonge La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette dans l’époque contemporaine. Cela donne La Lettre avec Chiara Mastroianni, une expérience étrange au sens incertain et à la beauté évidente. L’histoire est connue. Elle est vieille comme le monde, vieille comme le roman psychologique français, comme le […]
La vocation suspendue. Chimiste expert, Manoel de Oliveira plonge La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette dans l’époque contemporaine. Cela donne La Lettre avec Chiara Mastroianni, une expérience étrange au sens incertain et à la beauté évidente.
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L’histoire est connue. Elle est vieille comme le monde, vieille comme le roman psychologique français, comme le premier flux de conscience, le premier monologue intérieur. Une jeune fille d’une rare beauté et de noble famille épouse un homme qu’elle n’aime pas, tombe amoureuse d’un autre, mais se refuse à lui, même après la mort de son mari, et finit seule, après avoir mené une vie de dévotion. Cette histoire, tout le monde la connaît, ou en a entendu parler, même ceux pour qui La Princesse de Clèves et Mme de Lafayette ne sont que de lointains souvenirs de Lagarde et Michard. Cette histoire, Manoel de Oliveira s’en empare et la précipite parmi nous, comme monolithe noir ou signe opaque à déchiffrer, portée par des comédiens symboles du « jeune cinéma français » (Chiara Mastroianni, Antoine Chappey, Stanislas Mehrar), auxquels il adjoint un très improbable « rocker » portugais (Pedro Abrunhosa), sa comédienne-égérie (Leonor Silveira), un vieux complice (Luís Miguel Cintra) et deux belles dames à la distinction naturelle (Françoise Fabian et Anny Romand). La Lettre est donc un film-éprouvette, la mise en présence d’un roman fondateur et d’une époque qui l’a oublié à force de penser le connaître. Il ne s’agit pas d’abolir la distance, mais de la creuser, puis de faire le film du fond du gouffre, les yeux alternativement rivés sur les deux bords, afin de les attirer à soi plutôt que de construire le pont suspendu qui les réunirait. Le fil n’est pas invisible et il n’y a pas d’équilibriste. La Lettre n’est pas une adaptation, plutôt un face-à-face explosif, doté d’une mèche à combustion lente. Saurons-nous écouter cette histoire ? Saurons-nous la reconnaître ?
Claudel (Le Soulier de satin), Flaubert (Val Abraham), maintenant La Princesse de Clèves. Manoel de Oliveira est un saumon qui remonte vers l’origine, comme Marcello Mastroianni et ses compagnons de voyage cheminaient jusqu’au début du monde. De quoi est née la fiction ? D’un refus, « Pas ça, pas comme ça, trop facile », juste un « Non », ou la vaine gloire de commander ajoute Oliveira. Comment est né le récit ? D’une folie, « je fuis ce que j’adore, je m’immole dans la douleur, souvenez-vous de moi », on en reparlera encore dans des siècles et des siècles, une histoire immortelle, pour le moins, bonne pour l’inconscient collectif, à ramasser si besoin est, et surtout si besoin n’est pas, c’est tellement plus beau. Dans Inquiétude, son film précédent, Oliveira adoptait la forme du rébus pour retrouver la trace de la première héroïne, celle qui avait préféré la connaissance secrète de l’univers à son destin social de jeune paysanne aveuglée par l’ignorance et la misère. Pour prévenir le monde de ce bouleversement décisif, et apaiser sa très grande douleur, son amoureux avait sonné les cloches du village : une fille a disparu, comme évaporée. Cette histoire, un homme la racontait à un autre, tandis que le soir tombait sur Porto, afin de calmer son tourment d’amoureux en état de manque. Le dandy n’était pas en état de comprendre, mais le grand secret se transmettait, à mots chuchotés.
Comme la Fisalina de La Mère d’un fleuve (le troisième et dernier segment d’Inquiétude), Mademoiselle de Chartres bientôt princesse de Clèves s’ennuie. Plutôt que de fréquenter la boîte de nuit sans issue de la fin de Simon du désert, plutôt que de vivre une vie de fêtes et de pertes, comme « les jeunes gens de son âge » qui donnent bien du souci à leurs parents (sacré Manoel, toujours aussi réac !), Catherine se garde et attend, raidie dans son devenir encore indécis d’héroïne de roman, aux aguets devant sa vocation suspendue. Encore absente, elle pressent que son heure approche, que son refus va lui permettre de s’étendre et de se répandre. Que se serait-il passé si, une fois mariée à M. de Clèves, elle avait cédé aux pressantes avances de Pedro Abrunhosa, chanteur de variété et séducteur professionnel ? Rien. Que se serait-il passé si, une fois veuve culpabilisée plus que joyeuse, elle avait tout de même épousé son tenace prétendant ? Rien, pas de roman, pas de film. Synthèse achevée de Suzy (l’héroïne du second segment d’Inquiétude) et de Fisalina, Mme de Clèves se rêve en oeuvre d’art, statue ou tableau, et s’imagine déjà en mythe littéraire. Ou en sainte. Toisée par les glorieux ancêtres sur toile de sa demeure, épiée par les statues du cloître du couvent, et mesurée par le portrait dû à Philippe de Champaigne de Mère Angélique Arnauld, grande figure du jansénisme et première abbesse de Port-Royal, la petite Catherine de Clèves soutient leur regard et relève leur défi. Il n’y a pas de sainteté possible sans un immense orgueil, Buñuel a dit deux ou trois choses là-dessus (voir la trilogie Nazarin/Simon du désert/Viridiana). Oliveira adapte et complète le constat amusé de son pendant espagnol en montrant comment la folie romanesque d’une jeune femme décidée rompt avec les règles d’or d’une société devenue permissive. De ce point de vue, La Lettre est un chef-d’oeuvre d’ironie.
Premier contaminé par la mise en fiction de sa femme, M. de Clèves en mourra d’un saisissement à petit feu, le premier spectateur-auditeur d’une aliénation aussi sublime payant toujours son privilège au prix le plus fort. Quant à Pedro Abrunhosa, pauvre miroir aux alouettes, icône aux lunettes noires qui le prédisposent à servir de miroir au désir de l’héroïne absolue, il sera expulsé du champ universel de celle-ci pour se retrouver artiste incomplet et stérile, principal spectateur de son égocentrisme, condamné à geindre ses malheurs dans le clinquant, dans un spectaculaire faisandé qui ne risque pas de passer à la postérité. Qu’il faille le supporter jusqu’à la lie, lui et ses chansons insanes, n’est que la conclusion logique mais exorbitante du processus de libération auquel nous assistons. Le malheureux Abrunhosa constitue le résidu peu ragoûtant de l’expérience de laboratoire, et Oliveira n’est pas cinéaste à passer rapidement sur ses propres victimes. Pendant qu’on assiste à ses pitreries répétitives, Mme de Clèves a commencé de peser sur le monde, moins par ses dérisoires actes de foi que par le début de l’édification de sa légende. Sitôt sa lettre relue à haute voix pour le public, dans un dispositif qui hurle sa propre mise en représentation (à la fois messe privée et théâtre public), la religieuse-confidente court rejoindre ses soeurs à l’heure de la prière ou du repas. N’ayant pas fait voeu de silence, et afin d’éviter d’être grondée pour son retard, elle se dépêchera de leur raconter le miraculeux destin de sa meilleure amie. Les saints et les trompettes des anges, la sainte et ses propagatrices, si démunies face aux cris d’un Pedro Abrunhosa devant une foule sentimentale, mais finalement plus fortes que lui, car douées de constance, et d’un temps d’éternité.
A l’image du corps de Chiara Mastroianni, d’abord raide et frigide avant d’être tordu dans d’inconfortables postures sensuelles de quête voyeuriste, La Lettre commence par poser au classicisme avant de se strier sous les coups de sa propre audace. Car si le système d’Oliveira est redoutablement cohérent d’un film à l’autre, posant toujours la même question de la représentation moderne du récit en se teintant de primitivisme farceur, chaque film prend le risque du chaos, précisément à cause du génie oliveirien qui consiste à utiliser des éléments qui se combattent jusqu’à s’annuler, plus qu’ils ne se répondent harmonieusement. La Lettre n’échappe pas à la règle, et exige de son spectateur qu’il se soumette sans rechigner à une série de perturbations pour mieux découvrir une figure d’ensemble dont le sens est aussi incertain que sa beauté confine à l’évidence. Il est même permis de rire devant certaines attitudes, pour peu que ce rire prenne en compte le profond ludisme de la recherche, et s’en fasse l’écho déstabilisé. Comme Godard, Monteiro ou Resnais, Oliveira est un classique doué de stridence.
Frédéric Bonnaud
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